Sur le cinéma : Classifications des signes et du temps

Curso Vincennes - St Denis
Cours du 26/04/1983

ça va vous donner des combinaisons que Goethe appellera, pour les distinguer des précédentes qui étaient des combinaisons harmonieuses, des combinaisons caractéristiques. Et une corde ira, et juxtaposera, et ira du jaune au rouge, en sautant l’orangé. Et une corde ira du rouge au bleu, en sautant le violet. Et une corde ira du jaune au bleu, et vous aurez aussi une corde du violet au vert, une corde du vert à l’orangé, une corde de l’orangé au violet. Vous aurez couvert votre cercle, votre cercle se présentera comme totalité parfaite. Et je disais, je suggérais que les diamètres de complémentaires, c’était nos distances, dont nous étions partis. Et là, les cordes nous renvoient à quoi ? Les cordes sont de véritables intervalles, puisque vous sautez toujours une couleur. Voilà qu’on est en train de retrouver à la fin du cercle chrono-chromatique, chrono-chromique, l’ensemble des notions autour desquelles on tournait comme images du temps. Alors si on les retrouve à la fin, au bout du cercle qui est comme la pacification... L’esprit s’est élevé au dessus de la nature par une douce aurore : il s’est découvert comme âme. Il s’est sacrifié, ou du moins il a sacrifié l’être sensible auquel il était attaché. Et vous vous rappelez alors, à notre hommage à Murnau, c’est ... c’est cette fois-ci - mais ça dépend aussi du rouge, c’est le rouge qui commande tout, hein... - c’est le brillant de Hélène qui s’est sacrifiée, qui s’est sacrifiée à la morsure de Nosfératu, et à la fin, qui fait naître en effet une douce aurore, pour parler comme Schelling, ou c’est la fin de Aurore, le film de Murnau, où le couple réconcilié et le visage en gros plan de la femme fait naître une douce aurore. Cette aurore, cette fois-ci, c’est celle qui entoure, ou d’où sort le cercle chromatique total, qui est harmonie, qui est paix, et caetera... qui est dignité, qui est noblesse, qui est jeune, qui est vieux, et caetera et caetera...

Alors, bon... Tout ça, tout ça, ce que je traite alors depuis plusieurs séances, on peut le résumer avant de prendre un court repos, c’est : qu’est-ce qui appartient... qu’est-ce que c’est cette image du temps, dont je dis maintenant et qu’elle travaille le mouvement et qu’elle travaille la lumière ? C’est à dire elle compose l’image-mouvement et elle compose l’image-lumière. C’est pour ça que je l’appelle image indirecte du temps, puisqu’on ne peut la saisir qu’à travers la composition de l’image-mouvement et la composition de l’image-lumière. Et bien cette image indirecte du temps, elle a quatre caractères, si je réunis tout ce qu’on a fait depuis le début : le temps comme tout - le Tout -, l’intervalle ou le présent variable, l’instant et la distance. Vous vous rappelez, la distance définie comme longueur indi... heu, comme grandeur... non, comme... heu... oui, comme longueur indivisible ? C’est à dire comme non extensive. Bon, ben il nous reste un dernier problème quant à cette figure du temps, c’est que on doit sentir que ces quatre thèmes sont étrangement liés, très très profondément liés, et que on voit pas encore comment. L’intervalle et l’instant... Le tout et la distance... Alors évidement, si on découvre comment ils sont liés, on fera un tout petit pas comme à l’intérieur du temps, on marquera au moins un chemin qui pourrait nous conduire vers, non plus une image indirecte du temps mais vers une image-temps. Mais là, pour le moment, on ne peut poser que des problèmes. Et les problèmes que je veux poser, c’est presque y répondre à nouveau, et je voudrais juste relayer, cette fois... Pourtant elle n’a besoin de rien, elle n’a pas besoin de prolongement, elle se suffit très bien à elle-même, mais ça fait rien, si on peut essayer de relayer et de prolonger la théorie Kantienne du sublime... Et la relayer à partir de quels problèmes ?

Et ben, je vois bien comment le présent, ou l’intervalle, peut tendre vers l’instant. Je dirais même que le présent variable tend vers l’instant dans quelle mesure ? A mesure qu’il accélère. Il est variable. A mesure qu’il se précipite et accélère, il tend vers l’instant. Bon... Je pourrais même dire que l’intervalle est entre deux instants. D’accord : l’intervalle est entre deux instants. Voilà le mystère. Je veux dire, on approche du mystère. C’est que... en tant que le présent variable se précipite vers un instant, il révèle un étrange pouvoir. C’est comme si -là je ne veux parler que par image- il élevait l’instant au carré, à la puissance deux. Le présent comme intervalle nous précipite dans un instant doué d’une puissance deux, ou d’une énième puissance. Pourquoi ? Alors je dirais, le sublime dynamique, c’est ceci : c’est que l’instant ne soit jamais simplement un instant, mais qu’il soit toujours un instant au carré. Par « instant au carré », je m’excuse, je ne trouve pas d’autre formule facile, je veux parler de cette puissance, de cette élévation de l’instant à une puissance supérieure. Bon, ce qui fait problème, c’est ça. C’est : le rapport de l’intervalle et de l’instant est tel que l’instant prend une énième puissance. Pourquoi ? Et la énième puissance de l’instant, je dirais : et bien, c’est ça, le sublime dynamique. Je relie donc ma notion de présent-intervalle à la notion d’instant, là. Bon... Est-ce que c’est sûr ? non ? J’essaie de définir un schéma abstrait : pourquoi cette énième puissance ? Pourquoi chaque fois que nous vivons un instant dont nous pensons que c’est un instant -on ne vit pas couramment des instants, ce qu’on vit couramment c’est des présents. Lorsque notre présent se précipite d’une certaine façon, et suffisamment, voilà qu’il donne lieu à un instant et que cet instant est à une puissance, à une puissance petit n.

Et puis, deuxième problème : chaque fois que, d’une certaine manière, nous arrivons à concevoir le tout, ou un tout, non seulement nous nous apercevons que ce tout a pour dimension l’immense, le sublime mathématique de Kant, mais nous nous apercevons que nous-mêmes, nous ne sommes pas ce tout mais nous plongeons dans ce tout, et que nous-mêmes, nous prenons très bizarrement - mais il faudrait s’expliquer là-dessus -, nous prenons très bizarrement une sorte d’immensité en tant que nous plongeons dans ce tout. Comme si nous touchions à une distance infinie. C’est l’ensemble de mes quatre termes : tout, distance, intervalle, instant. Nous atteignons à une distance infinie lorsque nous plongeons dans le tout, nous atteignons à un instant de énième puissance lorsque nous passons de l’intervalle à sa limite. Qu’est ce qui peut bien se passer, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et bien ce serait ça le temps, mais sous quelle forme ? Je veux dire, en quoi c’est autre chose que Kant... -et en même temps ça épouse complètement : ma première remarque concerne une suite du sublime dynamique, ma seconde remarque concerne une suite du sublime mathématique. Ça veut dire, au plus simple : nous avons une place démesurée dans le temps. Vous vous rappelez tout ce qu’on avait dit, on était partis d’un trop du temps. Qu’est-ce que ça voulait dire, il y en a trop ? Ça voulait dire : il y a quelque chose en trop, qui est quoi ? Question même... Je veux dire : nous occupons dans le temps une place démesurée. Vous, moi ... Et d’autre part nous disons : nous atteignons à des instants de énième puissance. Bon, ça doit être un peu la même chose, tout ça... Mais, qu’est-ce que ça veut dire ... je veux dire, au point où on en est, alors, mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ben... rien... je veux dire, c’est... Faudrait voir si ça répond à quelque chose... je me laisse aller, là... Mais : l’expérience ! L’expérience revient en disant : « mais, où tu fais cette expérience-là ? Une place démesurée, que les êtres, que les choses auraient dans le temps ? » . Démesurée, ça voudrait dire quoi ? Au moins, on peut avancer un petit peu. Si ça veut dire quelque chose, ça veut dire : démesurée par rapport à la place que les êtres occupent dans l’espace et dans l’extériorité du temps. Il y aurait un intérieur du temps, dans lequel, qui que vous soyez, vous occupez une place démesurée.

Intervention : Est-ce que ce n’est pas le rapport, chez Hegel, entre mauvais infini et bon infini ? dans la mesure ou le bon infini, c’est justement l’infini intériorisé. Peut-être que l’intériorisation, c’est la façon dont le dialecticien fait jouer la quantité d’infini, la façon dont il la comprend...

Deleuze : Peut-être, ce serait un moyen de tout rejoindre, là... et ce serait un peu la même chose de l’autre côté... ...pour Hegel, quand il s’agit de la quantité, avec le nombre on passe de la quantité à la qualité par la médiation de la puissance... parce que, la puissance, le nombre il se replie sur lui-même...

Deleuze : Ouais, oh, tout y est... oh ça, chez Hegel on retrouverait toutes les notions, on les retrouverait toutes... Mais je dirais presque : on les retrouverait toutes chez tous, hein... D’une autre manière... Chez Kierkegaard, l’instant à la énième puissance, l’instant élevé à la énième puissance, c’est même une notion qui serait très très proche de Kierkegaard. C’est pas pour ça qu’il faut tous les mélanger !

Moi, je voudrais prendre un exemple parce qu’il me trouble beaucoup...c’est...alors... heu... c’est toujours l’exemple... c’est...c’est l’exemple de Proust. Justement, pour nous sortir, là, pour entrer dans une espèce d’élément complètement nouveau. Il y a quelque chose dont, à la lettre, je ne me sors pas dans cette œuvre, parce que bien sûr, on peut donner des solutions, comme ça, on peut... C’est lorsque, à la fin de la Recherche, il dit... - vous voyez, toute la Recherche du Temps Perdu, elle est construite principalement sur ce qu’il appelle lui-même, parfois, des réminiscences. Des réminiscences... Or les réminiscences, c’est quoi ? C’est des contaminations d’instants à intervalles séparés. Des intervalles, de grands intervalles entre deux instants, n’empêchent pas deux instants de percuter. Une très grande distance de temps n’empêche pas un instant très lointain et un instant actuel de percuter. C’est la fameuse madeleine. Je dis, là on a un bel exemple... on a un bel exemple de quoi ? De ce qu’on pourrait appeler une corde, un intervalle corde, un intervalle ou une corde tendue entre deux instants... Or, quel est l’effet de cet intervalle corde tendu entre deux instants ? Elever l’un des instants - pas les deux, ce serait... et là on va peut-être comprendre un petit quelque chose -, élever l’un des instants au carré, à la puissance deux, à la énième puissance. Pourquoi ? Ce serait bien, si on pouvait se contenter de dire... évidemment on ne peut pas se contenter de dire... Ben forcément, l’un des deux instants va être élevé à la énième puissance puisqu’il est multiplié par l’autre. C’est le mystère de la vitesse. Le mystère de la vitesse, c’est v2. C’est que la vitesse soit une puissance. Le mystère de l’instant c’est i2, c’est que l’instant soit toujours à une puissance supérieure à 1. Sinon ce n’est pas un instant. Alors, la corde, la corde d’un instant à l’autre, elle peut en effet expliquer l’élévation de l’instant à une puissance deux ou à une puissance n, puisqu’elle multiplie l’instant considéré par l’autre, et en effet cette multiplication ou cette élévation à une puissance supérieure, on la voit bien chez Proust, c’est connu, c’est célèbre. C’est célèbre sous quelle forme ? C’est célèbre puisque il nous dit -je reprends l’exemple éternel de la madeleine, bon... Voilà que, quand il goûte la madeleine, ça réveille une portion de son enfance, un lieu de son enfance, et caetera... Mais encore une fois, ça ne les réveille pas du tout comme il les a vécus. C’est pas un passé vivant qui lui revient, non seulement c’est pas un passé intellectuel mais c’est pas un passé vivant qui lui revient. C’est un passé tel qu’il n’a jamais été vécu. En effet, ce lieu de son enfance, il ne l’a jamais vécu comme ça. Je dirais : c’est ça l’instant puissance deux. Vous voyez, il est élevé à une puissance supérieure. Tout se passe comme si la corde tendue entre deux instants, l’instant présent et l’instant passé, multipliait l’instant passé par l’instant présent, dés lors, élevait l’instant passé à une puissance que lui, cet instant passé, n’a jamais eue. Bon...donc... là, j’aurais...je sens l’insuffisance absolue de ce que je dis, en même temps...

Intervention : il y a un film, « a drift ( ?) », que j’ai vu près du cercle des italiens à Paris, dans lequel chaque partie est un certain flashback de quelque chose qui a été montré au départ, qui est différente, qui est habitée d’autre chose, ce n’était pas de la même manière qu’on le revoyait, et pratiquement...

Deleuze : Ouais... ça... ça, ça peut être très dangereux parce que, ça peut être autre chose. Je ne sais pas ce qu’il y a, dans ce dont tu parles, mais on peut le comprendre sous forme : chaque fois, on saisit le passé sous un autre point de vue. C’est absolument pas ça. Là, on ressaisit le passé sous une puissance telle qu’il n’a jamais été vécu, qu’il n’a été saisi d’aucun point de vue. Alors, je ne voudrais pas tout mêler, mais, on verra tout à l’heure. Non, faut pas... sinon, ça... oui, tout de suite, hein, je termine parce que... je vais... Non, une seconde, parce que sinon je vais perdre mon idée, tu parles tout à l’heure, tout de suite, je te dirai...

Or voilà que... c’est ça que Proust appelle le temps retrouvé. (soudain, en changeant une cassette, un auditeur diffuse par mégarde quelques notes d’un enregistrement de musique...) C’est joli... C’est ça qu’il appelle le temps retrouvé ! (rires)... Mais voilà que à la fin de son livre, Proust nous dit, là je ne déforme pas du tout le texte, il dit à peu près, il dit exactement ceci : [passage manquant sur la cassette] ... ces instants élevés à la puissance n. Alors, qu’il y a d’autres moyens que la madeleine, mais que le but de l’œuvre d’art, c’est ça. Il dit : « j’entre dans le salon des Guermantes, et là je rencontre la plus grave des objections à mon entreprise ». La plus grave des objections à mon entreprise... C’est ça qui m’intéresse, c’est...c’est...c’est la lettre de ce texte. Le mot objection y est, en toutes lettres, il rencontre une objection, alors qu’il était sûr de posséder le tout de son œuvre. Le tout, puisque c’est une œuvre comme un tout. La plus grave des objections... Et cette objection elle paraît à première vue dérisoire : il rencontre des gens qu’il n’a pas vu depuis des années, et il les reconnaît pas. Et là, il y a un numéro Proustien très brillant, en expliquant ce que c’est que le vieillissement des gens, notamment au niveau de leurs visages...heu...là... comme ci... alors il y a ...Il analyse tous les types de vieillissement, et il explique que le vieillissement c’est un phénomène géologique, ou bien zoologique, ou bien... et caetera... que... ou bien... ou bien international : que telle jeune fille qu’il avait quittée mince et danseuse ressemble maintenant à une énorme, dit-il, à une énorme vieille femme turque...(rires) . Alors, il dit : comment ça se fait, ça, qu’elle soit devenue comme ça, turque ? A la lettre, elle est devenue turque, c’est curieux ! Alors, bon, il développe... Ou bien, un homme qui a des poches sous les yeux telles que Proust, qui n’en rate pas une, hein, jamais, il lui dit : « ça vous gène pas, non ?... » (rires), et l’autre dit « quoi ? » et il comprend que c’est pas une maladie... que c’est pas une maladie, c’est... non, c’est les rapports, dans... bon, tout ça. Enfin, un passage admirable de Proust, il y a des pages et des pages là-dessus.

Mais en quoi c’est une objection ? Pourquoi il dit : ça c’est l’objection à tout ce que je voulais faire ? Bon, on peut dire : l’objection c’est simplement que le vieillissement... c’est la découverte du vieillissement et de la mort. Et que le vieillissement et la mort, c’est le contraire du temps retrouvé. Parce que le contraire du temps retrouvé, c’est pas simplement le temps perdu, le temps perdu c’est toujours bon, hein... Ce qui s’oppose vraiment au temps retrouvé, c’est le temps de la mort. Et surtout le temps du vieillissement. Alors, bon.... Mais, pourquoi c’est une objection ? Parce que je pense à un autre texte de Proust, et là... là, ça me fascine, là, je ne m’en sors pas bien, c’est... C’est un texte qui revient... qui présente la scène suivante : il se penche pour lacer ses chaussures, ou les délacer, je ne sais plus, et il sent en lui une douleur insupportable. Pourquoi ? Parce que cet instant là vient d’entrer en rapport avec un instant très ancien, l’instant où sa grand-mère faisait exactement le même geste, et en refaisant par hasard le geste de la grand-mère il prend une conscience, mais aiguë, une conscience suraiguë, une conscience à la énième puissance, que sa grand-mère est morte. Vous me suivez, hein ? Or pour ceux qui ont lu -je suppose, la plupart d’entre vous ont lu du Proust-, je vous demande : quelle différence y a t-il entre cette histoire de la bottine sur laquelle il se penche et l’histoire de la madeleine ? Aucune ! Aucune ! Dans les deux cas, vous avez un instant présent qui ressuscite un instant passé en lui conférant une puissance n. Or il se trouve que dans le cas de la madeleine, c’est du temps retrouvé et c’est l’extase, dans le cas de la bottine... pourquoi c’est pas l’extase ? Ou inversement, dans le cas de la madeleine, pourquoi c’est pas la panique ? Pourquoi ça ne lui rappelle pas la mort, la madeleine ? Pourquoi ça ne lui rappelle pas la mort de sa mère ? C’est prodigieux, cette histoire... Si bien que -j’avance un tout petit peu dans mon... dans ma tentative-, lorsque il nous dit à la fin : j’entre dans le salon des Guermantes, et je rencontre la plus grave objection... En fait, si c’est la plus grave objection à son œuvre, c’est que elle était déjà là. Et à mon avis, là où elle était déjà, c’était l’apparente contradiction entre le souvenir de la madeleine et le souvenir de la bottine. Il y avait là pas seulement une objection, il y avait une espèce de contradiction vécue, entre deux effets absolument opposés (...). Alors, comment faire ? Ben, il me semble ... voilà l’idée qu’il a :

Nous occupons dans l’espace et dans le temps, nous occupons une certaine... une certaine place. Cette place, elle est très limitée. Je dirais, voilà les deux versants de l’idée : on ne vit pas bien longtemps, la place qu’on occupe, dans l’espace, on a beau bouger, c’est pas grand-chose, hein... la place qu’on occupe dans le temps, c’est pas grand-chose. Voilà ! Facile à régler ! En même temps, si petits que nous soyons, peu importe, c’est pas... c’est pas l’intérêt de notre vie, en même temps nous plongeons dans un tout. Vous me direz, ce tout, c’est quoi ? Il ne s’agit pas de savoir, pour le moment, ce que c’est. C’est pas l’univers, c’est pas... ça veut pas dire, dans l’esprit de Proust, ça veut évidemment pas dire... on verra... ça veut pas dire l’univers. Supposons, nous plongeons dans un tout, comme un élément. Bien plus, ce tout, c’est pas l’univers, c’est : l’intérieur du temps. C’est l’intérieur du temps. Et, dans cet intérieur du temps -imaginez une espèce... c’est quelque chose de monstrueux, quoi... Il est en train de dire quelque chose de monstrueux ! Je veux dire, cet intérieur du temps, c’est... c’est terrible ! C’est... vous allez comprendre pourquoi c’est terrible, mais c’est un monstre ! C’est... Tout va bien, tout va bien, tant qu’on en reste... tenez bien la place que vous occupez dans l’espace et dans le temps. Si vous la lâchez... Voyagez, voyagez, changez de place, ça changera rien... Mais, si vous vous risquez à cette autre dimension, vous allez dans l’intérieur du temps. Vous me direz : facile à dire, mais... mais on se laisse guider, tant bien que mal. Vous allez dans l’intérieur du temps, et là vous découvrez quelque chose de terrifiant : que dans l’intérieur du temps, vous tenez une place incomparable, démesurée, par rapport à la place que vous avez dans l’espace et dans le temps. Encore une fois, il ne s’agit pas de l’univers. Il s’agit de votre propre temps, intérieur. Il s’agit de vous comme tout. Mais on retrouve, on est en train de retrouver une idée qu’on traîne depuis le début : le tout c’est le temps, et le temps c’est ce par quoi le tout ne ferme pas. C’est l’ouvert. Et qu’il n’y a qu’une définition du temps, c’est : l’ouvert. Tout comme il n’y a qu’une définition du tout, c’est : le tout qui change. Et que le tout qui change, c’est le temps comme étant ouvert. Bon, c’est ce que je traîne depuis le début, voilà, ça. Non, mais je ne souhaite pas faire autre chose que le faire sentir, quoi, c’est... voilà, et puis le faire sentir... et puis l’appuyer sur... bon, je pense que Bergson a eu cette intuition très très profonde... Mais peut-être qu’on est en train de la retrouver chez Proust, parce que qu’est-ce qu’il nous dit ? Dans l’intérieur du temps, chacune de vos années, chacun de vos instants, chacun de vos jours, est en dessous de vous. Il est en dessous de vous, c’est à dire, à la lettre : vous êtes assis sur lui. Là, n’hésitons pas à faire des figurations très grossières : vous êtes assis sur vos jours. Tant que vous êtes assis sur vos jours, ça va... vous occupez votre place. Vous occupez votre place, quoi ? Votre place dans l’espace et dans le temps. Vous êtes ancrés, vous... ça va ! Et encore une fois, vous pouvez bouger, vous pouvez voyager, vous ne quitterez pas votre place, vous serez toujours assis sur vos jours. Et puis il suffit que, tout à coup, vous vous saisissiez à l’intérieur du temps. Encore une fois, l’intérieur du temps... vous sentez où je veux en venir. C’est pas du tout fermé, c’est au contraire ça, l’ouvert, et c’est pour ça que ça va être catastrophique. Ce qui est fermé, c’est...c’est... c’est l’espace et le temps, c’est l’espace et le temps qu’on occupe. Ça, c’est des ensembles, l’espace et le temps qu’on occupe c’est des ensembles. C’est des ensembles relativement ouverts, relativement fermés... Mais lorsque vous vous saisissez à l’intérieur du temps, et pas dans un temps extérieur, vous voyez... vous vous saisissez vous-mêmes dans ce que j’appelais -alors là on rejoint tout, on re-mélange tout-, une perspective temporelle, plus une perspective spatiale. Et la perspective temporelle, c’est une chose dont la perspective spatiale ne peut nous donner aucune idée. La perspective temporelle, mais c’est... c’est... c’est l’heure où les monstres se lèvent. Vous ne restez plus assis sur vos jours, et vous vous levez. Et à ce moment-là vos jours sont comme des échasses -c’est Proust qui le dit-, vos jours sont comme sur des échasses. Echasses dont vous savez bien qu’à chaque instant, vous allez tomber. La chute intensive. Et c’est par rapport à ces échasses, lorsque vous vous dressez sur vos jours, que vous occupez dans le temps une place démesurée. Démesurée par rapport à quoi ? Démesurée par rapport à la place (...) que vous occupez subjectivement et objectivement dans l’espace et dans le temps. Je veux dire, là ce que j’appelle l’intérieur du temps, c’est pas du subjectif. C’est pas plus subjectif... le subjectif et l’objectif, c’est... c’est tout à fait dans l’espace et dans le temps, là, que vous occupez.

Voilà la dernière phrase de « A la recherche du temps perdu »... la dernière, donc il faut croire qu’il y attache particulièrement d’importance : « Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli... » -il a vu le vieillard, là, assis sur une chaise, et il s’est dit : oh, ben, il a pas tellement vieilli, hein ? oui, je le reconnais... Je saute une longue métaphore, parce qu’on va s’y perdre sinon... « Dès qu’il se lève ... Dès qu’il s’était levé -le duc-, il ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt trois années, -c’est là que ça commence : - comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup, ils tombaient » -c’est un beau texte, ça ! Alors, ça, il n’y a pas besoin d’avoir quatre-vingt trois ans, comme le duc de Guermantes... ça arrive à vingt ans, ça arrive... ça arrive de temps en temps... Je veux dire, ce type d’expérience, vraiment, vingt ans c’est énorme, c’est déjà des échasses... Trois ans, c’est des échasses... C’est des échasses d’où on tombe, mais on tombe toujours de l’intérieur du temps, c’est ça l’intérieur du temps, et c’est dans l’intérieur du temps que j’occupe une place démesurée, que ce soit par rapport à mes vingt ans ou mes quatre-vingt trois ans... De toute manière, à l’intérieur du temps, j’occuperai toujours une place démesurée par rapport à la place que j’occupe objectivement et subjectivement dans l’espace et dans le temps. Je crois que c’est ça qu’il veut dire.

« Je m’effrayais que les miennes ... -mes échasses, je relis tellement c’est beau, hein... - comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses... » -ça, ça ne vaut que pour... c’est ça la description Proustienne de l’intérieur du temps, qui encore une fois n’est ni subjectif, ni objectif : « Comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup, ils tombaient. Je m’effrayais que les miennes -d’échasses - fussent déjà si hautes sous mes pas. Il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attachées à moi ce passé qui descendait déjà si loin. Du moins, si elle m’était laissée assez longtemps -la force, si la force m’était laissée assez longtemps - pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes -ne manquerais-je pas d’abord, voilà que c’est devenu d’abord ! - ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes entre lesquelles tant de jours sont venus se placer dans le temps. »

C’est étonnant ! Il est en train de nous dire : dans l’intérieur du temps, -que vous ne devez penser ni comme objectif ni comme subjectif, je dirais pensez-le comme pure forme... Dans l’intérieur du temps, et si peu que vous ayez vécu et si jeune que vous soyez, vous êtes comme des géants, qui touchez d’un côté à un passé millénaire et d’un autre côté à un futur profond. Et vous avez une taille, à l’intérieur du temps, qui n’a rien à voir avec votre taille au sens de position que vous avez dans l’espace et dans le temps. Et, lorsque vous vous pensez ou lorsque vous vous vivez à l’intérieur du temps à de courts moments, à ce moment-là vous apercevez en effet que vous tenez à l’intérieur -et seulement à l’intérieur du temps - une place démesurée. Bon... Comme une taille... une taille intérieure. Bref, une distance infinie vous traverse. Une distance infinie vous traverse parce qu’à l’intérieur du temps, qu’est-ce que c’est ? Et ben l’intérieur du temps, c’est le tout du temps comme ouvert. Et je reviens toujours, là, à cette définition Bergsonienne, ou à cette intuition Bergsonienne : le temps, c’est l’ouvert. Et ben dans l’ouvert, dans l’ouvert chacun de nous occupe une place démesurée qui fait de lui un géant sur des échasses dont à chaque instant, il peut tomber, ou il risque de tomber. Qu’est-ce qu’il est en train de nous raconter ? A l’intérieur du temps, la distance entre les instants se creuse de telle manière que les deux instants s’écartent, s’élèvent à une puissance sans commune mesure avec leur succession dans le temps, et que c’est ça l’immense ou le démesuré. En d’autres termes, dans le tout du temps comme ouvert, c’est chacun de nous qui est démesuré. Ce qui veut pas dire génial. C’est aussi bien nos ridicules, c’est aussi bien notre grotesque qui est démesuré, c’est... c’est... C’est chaque chose, chaque être, qui prends cette démesure gigantesque à l’intérieur du temps. Bon...

je saute, parce que... mais, quitte à tout embrouiller... mais je sais pas si c’est... c’est... Ça me paraît tellement compliqué, tout ça, que je me dis alors, dans le cinéma, je reviens à ça, la place de géant que quelqu’un obtient à l’intérieur du temps... C’est un problème de l’image, ça aussi, bon dieu, si c’est ça qui vous intéresse... Vous faites...Vous êtes peintre ou vous faites du cinéma, et vous vous dites, un jour, comme ça, de bonne volonté, vous vous dites... vous êtes travaillé par ce problème : comment rendre compte de cette place démesurée que les êtres les plus insignifiants occupent à l’intérieur du temps comme s’ils étaient des géants ? .. Comment faire ? Comment faire... je ne sais pas, moi, je me dis... ben, je me... je me dis que...dans...dans... dans un peintre... chez un peintre comme le Greco il y a un problème de ce type. Il y a un problème de ce type dans le Greco. Bon... Mais il y a un type de cinéma que je vois, et qui pourtant, alors, n’est pas proustien. Là, il ne s’agit pas de Proust, vous comprenez, il s’agit... aucun rapport, tout ce que je dis, plus aucun rapport, ce que je dis... C’est Dovchenko. Dovchenko, lui, c’est des paysans, hein, ses types c’est des paysans, c’est des paysans ukrainiens. Pour ceux qui ont vu des films de Dovchenko, c’est frappant, ça. C’est même ça, c’est même ça, on parle toujours du fantastique de Dovchenko, du féerique chez Dovchenko, ben son fantastique c’est ça. Alors comment il fait ? Et bien il a toutes sortes de procédés, ça, sûrement, faudrait étudier là-dessus les procédés, tout comme faut étudier les procédés Proustiens.

En effet, quand on lit la Recherche du temps perdu, c’est pas de la réflexion théorique, on a le sentiment que chaque personnage qu’il décrit prend une stature de géant, et marche comme sur des échasses, si grotesque qu’il soit. Il est grotesque à la manière d’un géant, ce personnage... En d’autres termes, suivant une expression de Proust lui-même, c’est un « gaga sublime », oui... Je ne sais plus de quel personnage il dit, à la fin, c’est un gaga sublime... bah oui, le sublime est là. Vous voyez en quoi c’est bien ça le sublime dynamique : c’est cette place démesurée que nous prenons à l’intérieur du temps, comme si on joignait, si peu de jours qu’on ait vécu pourtant, comme si on joignait, sur une pile de jours sur lesquels on se tient comme sur des échasses, le plus ancien, le plus actuel, le plus à venir...

Or chez Dovchenko, les...(on a) toujours l’impression que c’est pas des personnages en longueur, hein... c’est pas des personnages rendus grands... Mais c’est des personnages dont chaque geste, chaque image, dont la lumière, et caetera, rend compte comme si ils tenaient au tout début de l’Ukraine et étaient en même temps les contemporains de la révolution russe. C’est à dire l’Ukraine millénaire -ce pour quoi Dovchenko se fera mal voir -, l’Ukraine millénaire et le futur le plus profond. Et le paysan le plus abruti à une stature de géant qui lui fait toucher de la tête l’Ukraine millénaire -ou l’inverse si vous voulez-, tandis que de ses pieds -ou de sa tête, si vous l’inversez -, il touche à la révolution russe. Là il y a quelque chose d’extraordinaire, dans... c’est vraiment, comme il fait dire à un de ses personnages dans un... les... les héros...seulement il me manque un adjectif... les héros je ne sais plus quoi -j’ose pas dire que c’est « gigantesques », ce serait trop beau... -, mettons, hein, mettons : les héros gigantesques d’une époque fabuleuse. Mais, l’époque fabuleuse, et ben bon... Autre exemple, je voudrais dire, parce que à mon avis il n’avait pas le génie pour ça, son génie était ailleurs, mais Eisenstein, qu’est-ce qu’il veut faire ? Il veut le faire, mais il n’a pas les moyens, il n’a pas les moyens d’y réussir aussi directement que Dovchenko. Eisenstein, pensez que on dit toujours... heu... il ramasse de courtes durées - le cuirassé Potemkine : deux jours, Octobre, dans mon souvenir, c’est dix jours -, les deux jours de Potemkine, les dix jours d’Octobre, et qu’est-ce qu’il veut, et qu’est-ce que c’est la mise en scène ? C’est, avec de tout autres moyens, il me semble, c’est précisément faire que ces deux jours de Potemkine participent vraiment à un intérieur du temps tel qu’il se répercute, tel que le cuirassé lui-même et chaque marin devienne comme une espèce de géant, qui n’a aucune mesure avec la place de, finalement, cet incident, de cet incident pré-révolutionnaire, mais qui dans l’intérieur du temps va acquérir cette dimension, ce que Proust appellera - toujours pour tout mélanger - une dimension inconcevable. Ou ce j’appellerai, alors, ou ce que j’appelais depuis le début : une perspective temporelle.

La perspective temporelle, c’est ce qui fait de nous des géants à l’intérieur du temps. Encore une fois, grotesques ou pas, c’est une autre affaire. Et je dirais, c’est ça le sublime... c’est ça le sublime mathématique.

En d’autres termes, c’est à l’intérieur du temps que nous avons conquis une distance infinie. Alors je n’ai plus qu’à faire le chemin inverse. De l’autre côté, l’intervalle présent, l’intervalle présent... on l’a vu : c’est le présent variable. En effet, l’intervalle est variable, c’est l’intervalle de mouvement. Mais il n’est pas quelconque, il est vectorisé. Là, je vais très vite, parce que il y en a marre... Quand... quand l’intervalle est saisi comme vecteur, quand ce présent variable... quand ce présent variable est vectorisé, qu’est-ce qu’il devient ? Il devient à la lettre - on l’a vu, on en a parlé, ou j’sais pas... oui, on en a parlé, sûrement...-, il devient le bond qualitatif. Le saut qualitatif. Le saut d’une qualité à une autre...

Sentez que j’essaie en ce moment de regrouper toutes les notions par lesquelles on est passé depuis un ou deux mois. Il devient le saut qualitatif, c’est à dire le passage d’une qualité à une autre, et - car il y a deux choses, il y a deux choses, heureusement j’ai trouvé cette semaine un texte qui confirme qu’il y a bien deux choses, parce que je me disais : est-ce que les dialecticiens distinguent bien les deux choses ? il y en a un, au moins, qui le fait...

Il ne suffit pas de parler de saut qualitatif. Saut qualitatif, c’est une notion double. Le saut d’une qualité à une autre : par exemple, je passe du liquide au solide, la glace, au degré zéro. Je passe de la tristesse à la colère... vous voyez... Dans le saut qualitatif, il y a deux choses : il y a l’idée d’un passage d’une qualité à une autre, et d’un passage accéléré. C’est ça que j’appelle la vectorisation. Passage accéléré d’une qualité à une autre, si le passage n’est pas accéléré on n’obtiendra pas l’effet à la recherche duquel je suis. Passage accéléré. D’une qualité à une autre. Et surgissement soudain de la nouvelle qualité le passage étant accompli. Mais l’un ne vient pas après l’autre, puisque le surgissement est instantané. Je veux dire : il vient à la fin du passage, le surgissement, il faut qu’il y ait passage accéléré et éclatement de la nouvelle qualité.

Je reprends mon exemple grotesque de devenir chauve : je perds des cheveux, mais à ce moment-là, pas d’intérêt encore, il n’y a pas de saut qualitatif parce que je les perds de jour en jour, et caetera... Il faut que ça se précipite, là ça commence à être intéressant... Ils tombent par touffes, de mieux en mieux, épatant (rires)... là ça devient très très intéressant... la nouvelle qualité surgit : je suis chauve. Bon... Il faut, donc, passage accéléré d’une qualité à une autre et surgissement instantané de la nouvelle qualité. Là, sentez, on est en train de réunir là mes deux notions d’intervalle ou présent variable et d’instant. Bon, je dis... Eisenstein, je tombe sur un texte d’Eisenstein, dans les mémoires, très... qui alors me touche énormément, où il dit : « le centre d’équilibre de mon œuvre -il dit, comme ça, en passant...-, le centre d’équilibre de mon œuvre, on dit souvent que c’est l’explosion - c’est à dire le surgissement de la nouvelle qualité - il dit : non, il ne faut pas s’y tromper, avant l’explosion il y a, ce qui est encore beaucoup plus important, il y a la compression. » Bon, c’est à dire, le passage qualitatif ce n’est pas seulement le bond d’une qualité à une autre. En fait le bond d’une qualité à une autre comporte deux choses... -c’est une notion complexe, j’aurais pas dû dire bond d’une qualité à une autre comme si c’était une notion simple. C’est une notion complexe parce qu’elle implique le passage accéléré et l’éclatement soudain de la nouvelle qualité. Dès lors, c’est en vertu de l’accélération du passage que, nécessairement, la nouvelle qualité surgit. En tant qu’elle surgit sous cette condition, sous la condition du passage accéléré, la nouvelle qualité surgit en un instant, lequel instant est à une puissance deux, à une puissance n.

J’ai trouvé mon opérateur, je veux dire, qui élève l’instant -vous me direz, c’était pas difficile...-, c’est que dans le bond qualitatif, il y a bien cette accélération du passage d’un instant à l’autre qui va servir vraiment de multiplicateur. Et qui va faire que le bond qualitatif - voilà ce que je veux dire, et là je rejoins alors à nouveau une idée de Eisenstein -, le bond qualitatif n’est jamais seulement matériel. Quand il dit "matériel", comprenez ce que ça veut dire, ça ne concerne pas simplement, au niveau des images si je parle à nouveau cinéma, le bond qualitatif ne concerne pas simplement le contenu de l’image. On ne passe pas de la tristesse à la colère, on ne passe pas du liquide au solide comme ça, comme si simplement se faisait un changement dans le contenu de l’image ou dans l’objet de l’image. Il ajoute : le bond qualitatif n’implique pas seulement un changement dans le contenu de l’image, mais dans la forme, mais dans la forme de l’image. Le surgissement de la qualité nouvelle n’est pas seulement matériel, il est formel. C’est ce qu’il appellera, par exemple, le saut du gris dans la couleur. Le changement n’est pas simplement matériel, il est formel. En même temps qu’on passe de la tristesse à la colère - changement matériel -, il faut un autre changement, il faut un saut formel. C’est ce qu’il attendra du son, et c’est ça qui le passionnera avec le parlant, c’est que le parlant implique précisément cette multiplication de dimension. Le saut formel, c’est l’élévation à une puissance supérieure.

Et du coup, alors... bon, revenons pour en finir, là, cette fois vraiment, plus de récréation... revenons alors à Proust. Prenez... je reviens à l’histoire de la madeleine, bon d’accord... l’histoire de la madeleine, et ben oui... Vous avez deux instants, si lointains qu’ils soient cette fois, et vous avez un accélérateur. L’accélérateur, c’est que... il prenne actuellement ce gâteau, la madeleine. Et l’accélérateur va faire passer d’un instant à l’autre, de l’instant présent à l’instant passé, mais dans un saut qui n’est pas seulement "saut matériel", qui est également "saut formel". C’est à dire avec une dimension supplémentaire, ou des dimensions supplémentaires, ou si vous préférez avec une puissance n.

Si bien que si j’essaie d’unifier, là, tous mes aspects du temps, je dirais : à l’intérieur du temps comme Tout... voilà mes conclusions, quoi... A l’intérieur du temps comme Tout, nous occupons une distance infinie. C’est à dire : nous occupons une place démesurée. Dans notre présent comme présent... - deuxième proposition-, dans notre présent comme présent variable, nous atteignons à des instants de puissance n. Rectification : est-ce que c’est forcé ? non, heureusement... heureusement... Sinon, qu’est-ce qui se passe ? Sinon nous nous contentons - et ça peut être très bien, et ça peut être prodigieux-, nous nous contentons de la place que nous occupons dans l’espace et dans le temps. Et ça peut faire une vie d’aventures, ça peut faire une vie formidable, et caetera...

Bien plus, dans l’autre régime, à savoir où nous pénétrons dans l’intérieur du temps et où nous atteignons à la puissance ou aux puissances de l’instant, on peut pas tenir très très longtemps... C’est à la lettre : de temps en temps, et ça suffit bien, faut pas trop, quoi... bon... Donc, je dirais : une place démesurée, voilà exactement la puissance du temps comme Tout. C’est ça qu’il nous donne. Les instants de puissance n, ça c’est... la puissance du temps comme intervalle.

Alors si on reprenait, par exemple... à partir de là, si on voulait rejoindre le cinéma, on reprendrait tout le schéma de... de Eisenstein. La spirale ouverte, je dis très vite pour ceux qui se rappellent ou qui connaissent ses textes, la spirale ouverte qui est le Tout ouvert, le Tout fondamentalement ouvert. Les spires bien déterminées, c’est les parties et l’ensemble. Les parties et l’ensemble... Mais justement, les parties et l’ensemble, les deux à la fois, que depuis le début on essaie de distinguer puisque depuis le début de cette année, j’essaie de distinguer très... très ferme les parties... heu... l’ensemble et le Tout. Les parties et l’ensemble plongent dans le Tout. Et puis, si vous vous rappelez le schéma de Eisenstein complet, non seulement il y a des spires bien distinguées, qui répondent à des proportions spéciales de la section d’or, mais il y a des cordes, qui vont d’un point à un autre marqué sur les spires. Et ces cordes, ce n’est plus la grande spirale organique, ce sont les bonds pathétiques, ce qu’il appelle le pathétique c’est-à-dire les sauts d’un point à un autre, les sauts des points... c’est un peu comme si la spirale... je disais de la spirale qu’elle est... qu’elle est l’arc... La spirale organique est comme l’arc, et le pathétique c’est-à-dire les cordes qui font passer d’un instant à un autre, c’est comme à la fois la corde de l’arc et la flèche. La corde, c’est le présent vectorisé, le présent accéléré, et la flèche c’est le surgissement de la nouvelle qualité à une nouvelle puissance.

Si bien que, dans cet ensemble : tout, la place que nous avons dans le Tout, le présent variable, ce à quoi nous conduit le présent variable, il y aurait cette image indirecte du temps qui correspond tantôt à l’image-mouvement, tantôt à l’image-lumière. Si bien qu’il nous resterait la dernière partie avant de... avant autre chose, la dernière partie, à savoir que j’avais annoncé que non seulement les images-mouvement et les images-lumière donnaient lieu à une image indirecte du temps, mais que aussi elles donnaient lieu à des figures de la pensée. C’est ça que je voudrais voir pour la prochaine fois, commencer la prochaine fois... je vous le demande très instamment, si vous le voulez bien, donc, de lire un peu de Pascal, de lire notamment le texte célèbre sur le pari... dans Pascal... heu... parce que j’en aurai besoin.

Je sens... j’ai été extrêmement con, aujourd’hui... Mais ça fait rien, ça fait rien...

[coupure]

... du rouge... De quel point de vue ? Du point de vue de notre deuxième ordre de recherche, sur le temps. C’est à dire, ce deuxième ordre de recherche sur le temps, c’était non plus l’image indirecte du temps obtenue à partir du mouvement, mais l’image indirecte du temps obtenue à partir de la lumière.

En d’autres termes, c’était ce que le musicien Messiaen nomme, en intitulant une de ses œuvres, « chronochromie ». Et dans « chronochromie », le texte de Messiaen invoque l’ange de l’apocalypse, couronné de l’arc en ciel. Et voilà que deux d’entre vous étaient intervenus justement pour dire que, à propos du rouge, il y avait quelque chose de bien important qui apparaissait, et qui se passait chez Matisse. Et moi je ne savais pas, et j’ai pas eu le temps d’aller voir les écrits de Matisse. Et voilà... Si bien que c’est à vous, là, de dire... si il y en a qui... Est-ce qu’il y a un rouge de Matisse, là, qui a quelque chose d’important pour nous, juste à ce moment là où... hein...

Intervenant : Ce que remarquerais, déjà, sur le rouge de Matisse, c’est que c’est un rouge qui est régulièrement apaisant. D’ailleurs, les deux tableaux où il est question... où il y a ce rouge, (...) ce sont deux tableaux -l’un s’appelle « l’atelier rouge » l’autre s’appelle « intérieur rouge », la première chose que je voudrais en dire, comme ça, c’est un sentiment. On a un immense sentiment de paix intérieure.

Deleuze : Oui... Intervenant : C’est déjà pas mal ! (rires)

Deleuze : Certes. Certes, certes... mais c’est donc une paix intérieure très spéciale, c’est celle du rouge...

Intervenant : C’est une paix qui n’a rien à voir avec ce que, toujours à propos du temps, Bachelard appelait du repos. (...) C’est une paix qui n’est pas une paix de repos, je dirais que c’est une paix intensive.

Deleuze : Oui... Lorsque.... Je me rappelle mieux, là, j’y ai pensé mais, lorsque Kandinsky parle du rouge, car Kandinsky aussi sentait... s’y connaît bien en rouge, lui le schéma qu’il propose, c’est très curieux -Ah ben il me faut ma craie, tiens ! ma craie... j’ai amené ma craie-, je crois, je crois me rappeler que c’est ça le petit dessin qu’il propose, vous voyez... il nous propose un petit dessin... oh, la la... il nous propose un petit dessin du jaune, et un petit dessin du bleu... Son petit dessin du jaune, c’est... (dessin au tableau) c’est l’expansion, c’est le chaud. Son petit dessin du bleu, c’est... (dessin au tableau) c’est le froid, c’est la rétraction. Et son dessin du rouge, ça répondrait tout à fait à ce que tu dis - c’est pour ça que ça m’y faisait penser, c’est... (dessin au tableau) alors on peut dire, en effet, c’est la paix tourbillonnaire, c’est la paix moléculaire, c’est la paix... je ne sais pas quoi. Et lui aussi le lie à la paix. Mais un effort... Alors qu’est-ce qu’il y a de particulier chez Matisse ? Lorsque tu en parles, moi je me dis : oh bah, Kandinsky à la limite pouvait dire exactement la même chose... Qu’est-ce qu’il y a dans ces tableaux ? Moi, je ne crois pas connaître « l’atelier rouge », tu l’as vu, toi ?

Intervenant : non, c’est à New-York...

Deleuze : Et ben oui...

Intervenant : mais, je crois c’est deux tableaux de Matisse qui jouent avec le rouge, le fond est tout à fait rouge et c’est un rouge intensif, mais c’est pas du pourpre, je crois, c’est un autre rouge. Mais ce rouge joue le rôle de pouvoir unifier et distribuer en même temps une énorme diversité d’objets...

Deleuze : Ça, c’est bon...

Intervenant : C’est la même chose dans le tableau « l’atelier rouge », vers 1910, et le tableau qui est à Beaubourg « les magnolias », de 1942. C’est un tableau tout à fait...

Deleuze : Il y a des reproductions ? Qui me donne ça ? Ah bon, c’est toi ! Y’a ? Y’a le tableau ?

Intervenant : C’est tout petit...

Deleuze : Le tableau en tout petit...

Deleuze : C’est surtout « l’intérieur rouge » qui... dans « l’atelier rouge », effectivement, le rouge (...) Dans « l’intérieur rouge, il y a une grande variété de rouges, mais en même temps c’est une variété absolument comme unique (...), ... le rouge ne fait pas d’ombre avec lui-même. La différence dans le rouge n’est pas du tout numérique, au sens ou comme dirait Nietzsche, c’est une différence purement de qualité, une différence non représentée.

Deleuze : C’est ça ? Oui mais la reproduction doit être tellement infâme... Ah, non, ça c’est « un grand intérieur rouge », où il reprend « l’atelier rouge », oui... Mais là on ne peut rien en tirer parce la reproduction est une infamie... Enfin c’est pas leur faute... Bon, bah écoutez, hein... Ceux que ça intéresse ce point... Mais, toi, tu dis que dans les écrits il y a des choses sur le rouge ? J’ai pas souvenir, alors... Tu les a pas amenées ?

Intervenant : Dans le registre, c’est très bien marqué...

Deleuze : Dans l’index ? Il y a rouge ? Hein, alors pour ceux qui veulent des compléments, qu’ils se reportent aux écrits de Matisse, à l’index... rouge... Bon, tu le reprends tout à l’heure, hein...

Alors, voilà... Je voudrais, là, très rapidement, donc, reprendre... Comme j’ai présenté ça sous une forme -mais vous corrigez de vous-même -, sous une forme d’étape qui est très variable suivant... une espèce d’histoire qui se fait par étapes, là, dans... heu... cet aspect de la chronochromie, je vous rappelle où nous en sommes avec cette histoire de rouge. La première étape, on se la donnait comme étant... comment l’appeler ? ben : la position infinie, l’autoposition de l’infini, la distance infinie comme lumière. (...) si on savait déjà qu’on allait en sortir, c’est parce que dans cette distance infinie ou dans cette autoposition de l’infini, il y a comme -il n’y a pas comme, il y a ! -, il y a le vouloir de se manifester, la volonté de manifestation. Ce qui implique en effet que cette lumière infinie, cette distance infinie n’est pas manifeste en elle-même, et on a vu pourquoi : diffusant perpétuellement et ne cessant de diffuser, elle ne se révèle pas.

Le deuxième stade, c’est que, en fonction de la volonté de se manifester, la lumière infinie suscite -bon, oui, c’est très dialectique !...-, elle suscite son autre. Elle suscite son opposé, elle suscite comme son autre moitié. Et son autre moitié, c’est la force infinie des ténèbres. Donc voilà que la force infinie de la lumière suscite la force infinie des ténèbres. Elle la suscite comme ce qui s’oppose à elle, et ce qui par cette opposition va rendre possible la manifestation de la lumière. Bon... Je dis, ça, ça répond graphiquement, picturalement, cinématographiquement, tout ce que vous voulez... du point de vue des images, ça répond à ce stade bien connu où l’image est divisée en deux comme par une diagonale, lumière/ténèbres. Troisième stade, et l’on voit que, dialectiquement toujours, ça s’engendre... Troisième stade, c’est... c’est... c’est joli comme un roman, quoi... euh... c’est le roman dialectique, c’est... Et ben, ces deux formes infinies opposées, force de la lumière, force des ténèbres, situent un zéro, qui est comme le point de leur affrontement. Et ce zéro, c’est le noir, qui n’est pas la même chose que les ténèbres. Et en même temps, par rapport à ce zéro nous entrons déjà dans le fini.

C’est ce zéro qui va être la condition de possibilité de la finitude, c’est à dire : le point d’équilibre entre les deux forces infinies va constituer un zéro qui va être comme la condition de la finitude. C’est à dire que la distance infinie ne se présente plus comme distance infinie, elle se présente comme distance finie par rapport au zéro. Et en effet, pour que l’infini se manifeste il fallait que, s’opposant les ténèbres, par là même il passe par le fini. Ça c’est comme une espèce de troisième moment, où nous ne nous trouvons plus devant l’opposition de deux forces infinies, mais devant le... comme le face à face de la distance devenue finie et du zéro. La distance est finie par rapport à zéro.

Si bien qu’on pourrait dire... Schelling a un mot très beau -une fois dit que je prends un peu partout, hein, je ne peux pas dire que ce que je fais soit un récit de Schelling, je me sers un peu de tous, un peu de tous ceux que je connais... C’est ce que Schelling nomme, lui, la différentiation quantitative. La différentiation quantitative qui va faire éclore les êtres de la nature, qui va faire éclore les objets et les êtres finis. Et les étapes de cette éclosion, dans ce troisième grand moment, les étapes de cette éclosion nous les avons suivies. C’est que, si le noir présente le degré zéro, la distance finie, elle, est représentée par le blanc. Je veux dire que au rapport infini lumière-ténèbres s’est substitué le rapport fini blanc-noir. Le noir est comme le degré zéro, le blanc comme la distance finie. Qu’est-ce qu’ils ont de commun ? qu’est-ce qu’il y a de commun dans tout le règne du fini ? C’est : l’opacité. Et le blanc, c’est comme le premier degré de la lumière opaque, le noir c’est le degré ultime de la lumière opaque. Et la distance finie s’évalue du blanc au noir.

Et puis, toujours dans cette troisième même étape mais en compliquant, les combinaisons du blanc et du noir vont nous donner tous les degrés du clair-obscur, où, les choses commencent à s’éveiller à l’être, c’est à dire où des contours, de vagues contours se dessinent. Et enfin, dernière étape de ce grand moment de la finitude : les choses acquièrent leurs contours, et la nature se présente à la fois comme le contour de toutes les choses, en même temps que les choses se présentent comme le contour divisé de la nature, cette fois ci sous les espèces d’une différence qualitative, celle du jaune et du bleu. Le jaune étant un blanc devenu plus opaque, et le bleu un noir devenu moins opaque. Donc, si vous voulez, la distance finie a fait un pas vers zéro, et zéro a fait un pas vers la distance finie. Et là dedans, ouais... a comme surgi la différence qualitative. Vous voyez il y a un passage très subtil, là, les textes sont tellement plus compliqués... J’en retiens, j’en retiens un squelette, quoi... C’est le passage, chez Schelling notamment, de la différentiation quantitative à la différence qualitative.

Ça, c’était notre troisième moment. A ce moment là, que je peux dire qu’il y a une nature, une nature et des êtres, et des êtres de la nature. Et c’est le domaine du fini, avec sa double tendance : sa tendance à l’expansion dans le jaune où le contours tend à être le contour de la nature même, et sa tendance à la contraction dans le bleu ou le contour tend à être le contour de la chose dans sa particularité. Mais de toutes manières, c’est le domaine de la finitude.

Quatrième moment : c’est dans le fini, dans ce jeu des distances finies, des différentiations quantitatives, des différences qualitatives, c’est dans ce jeu de la finitude que l’infini continue son travail. Et en effet, vous vous rappelez pourquoi puisque tout ça, ça ne s’est passé que parce que l’infini avait l’étrange volonté de se manifester. Il faut donc que l’infini se manifeste, à travers la distance finie et dans la distance finie. La distance finie, c’est donc tour à tour, encore une fois : celle du blanc et du noir, celle du clair et de l’obscur, celle du jaune et du bleu. C’est les trois degrés, ou c’est les trois aspects de la distance finie. Voilà donc que dans mon quatrième moment l’infini travaille dans le fini, et qu’est-ce que ça va être ? Et bien, si le monde du fini c’était le monde de la distance finie par rapport à zéro, c’est à dire un monde des degrés, le travail de l’infini au sein même du fini va se présenter comme : l’intensification. Comme l’intensification de quoi ? Bah, l’intensification des degrés finis. Une intensification des degrés d’intensité. Mais qu’est ce que ça peut vouloir dire, une intensification de l’intensité ? Cela, sans doute, va vouloir dire que l’intensité, que l’intensité telle qu’elle est dans le monde fini, l’intensité telle qu’elle appartient à la nature, sous la forme de la différentiation, va être portée au dessus d’elle même. Portée au dessus d’elle même... bon... C’est à dire que les formes qualitatives auxquelles on venait d’aboutir, les figures qualitatives de la finitude, la figure jaune et la figure bleue, vont être portées, vont être saisies, vont être prises dans un mouvement qui est celui de l’intensification. Et à mesure que les deux qualités s’intensifient -les deux qualités de la différence qualitative, mais je dirais aussi bien les deux degrés, le clair et l’obscur, et à la limite, la distance et le degré zéro, c’est à dire le blanc et le noir-, à mesure que se fait cette intensification, comme si la nature était portée au dessus d’elle même, ce qui surgit c’est : le rouge.

Et il surgit comment ? Vous vous rappelez, il surgit sous une forme en apparence très modeste : il surgit sous la forme du reflet rougeâtre qui accompagne l’intensification du jaune et du reflet rougeâtre qui accompagne l’intensification du bleu. Je ne recommence pas la difficulté sur ce que veut dire intensification du bleu, puisque j’ai essayé de le dire la dernière fois, vous vous rappelez que : c’est une atténuation d’atténuation. Ce à quoi, quelqu’un me disait très justement : ben oui, c’est l’équivalent d’une négation de la négation. Bon.. peu importe... Voilà que ce reflet rougeâtre, bon, il monte, il monte... Une brillance. Un scintillement. Et si il monte jusqu’à son extrême... mais qu’est-ce que c’est son extrême, puisque c’est l’infini qui travaille dans le fini... son extrême, alors, c’est quoi ? ça peut être quoi ? Bah nous le savons d’avance : c’est un extrême qui n’est pas donné dans la nature, bien qu’il puisse être produit dans la nature, bien qu’il puisse apparaître dans la nature. Mais il n’est pas donné dans la nature. En effet, au point suprême de l’intensification, les deux reflets rouges se réunissent, le reflet rouge du jaune et le reflet rouge du bleu, le reflet du rouge-jaune et le reflet du rouge-bleu, et abandonnent l’un le jaune dont il était l’intensification, l’autre le bleu dont il était l’intensification. Eclate à ce moment là un rouge-rouge, qui ne doit plus rien à personne, et dans ce rouge-rouge ce qui s’annonçait dans les reflets rougeâtres éclate : la nature brûle et les êtres de la nature brûlent.

Et Goethe emploiera le mot -et là, ça va poser des problèmes, parce que... -, insupportable violence. Et des deux côtés. Du reflet rouge-jaune il disait insupportable violence... Vous savez, c’est cette espèce de... vous voyez quelqu’un, et puis derrière lui, il y a ce reflet rougeâtre... et dans votre âme, qu’est ce qui se passe ? Voilà ce qui doit se passer, selon Goethe, mais comment se tromperait-il, il s’y connaît, puisque c’est bien de... il le dit pas, dans le traité des couleurs, mais c’est bien de Méphisto qu’il est en train de nous parler : le jaune pur passe très facilement au jaune-rouge, sous entendu par intensification. Le jaune pur passe très facilement au jaune-rouge. De même, l’intensification du jaune-rouge vers le rouge-jaune -vous voyez, les degrés sont multiples, hein... du jaune au jaune-rouge, du jaune-rouge au rouge-jaune -, de même l’intensification de ce dernier vers le rouge-jaune ne peut être freinée. Le sentiment d’agréable enjouement que nous donnait encore le jaune-rouge -quand la petite lueur rouge commence... c’est joli...-, le sentiment d’agréable enjouement que nous donnait encore le jaune-rouge s’aiguise jusqu’à une impression insupportable de violence dans le rouge-jaune intense. Et comme ça va être la même chose du côté du rouge-bleu, plutôt du bleu-rouge qui va devenir rouge-bleu et qui va culminer dans un rouge qui ne doit plus rien ni au jaune ni au bleu, nous grimpons dans ce sentiment d’une insupportable violence. Un autre texte de Goethe dira : l’inquiétude. Bon, alors on est encore plus romantique que Goethe, là, parce qu’il le sera à d’autres moments, c’est la terreur. C’est la terreur, nous savons que ce qui brûle la nature, c’est la colère de Dieu. Ou c’est ce que Böhme appelait déjà d’un si beau mot, oui... : le courroux de Dieu. La colère de Dieu... Et pourtant, c’est Dieu qui a voulu se manifester, bah justement c’est comme ça qu’il se manifeste. Lumière infinie mais invisible, il voulait se manifester dès le début et il était possédé par son diable à lui. Et le diable de Dieu, le diable personnel de Dieu, c’est la volonté de se manifester. Qui lui a demandé une pareille chose ?

Et pour se manifester, il faut qu’il s’oppose les ténèbres, et il faut que les ténèbres, là, engendrent, et il faut que l’opposition infinie de la lumière et des ténèbres engendre la nature, dans ses différentiations. Et là-dessus, il faut que Dieu brûle la nature dans un immense courroux qui manifeste quoi ? Qui manifeste précisément le travail de l’infini dans le fini. La nature brûle : voilà le travail ! voilà le travail de Dieu ! Et quel est l’agent de Dieu à ce moment-là ? C’est... je disais c’est Nosfératu, c’est Méphisto, dont on peut dire : ils ne sont pas autre chose que Dieu, ils sont la colère de Dieu. Et dans... et dans l’hommage que, la dernière fois, on faisait à Murnau, on invoquait le masque de Méphistophélès phosphorescent, dans les fameux effets de lumière de Murnau, ou bien Nosfératu devenu complètement plat et séparé de son propre fond, c’est à dire des ténèbres. Séparé de son propre fond par cet espèce de feu d’auréole, d’auréole à la lettre rougeâtre. Cet espèce de feu qui est derrière lui comme un fond plus profond que le fond.

30’43 Bon... Mais alors, tout ce qui vient d’être dit va nous servir... Ça, c’est notre quatrième moment. On pourrait rêver longtemps, on pourrait convoquer les textes sur cette espèce de nature qui brûle... Là, tout y vient, tout peut servir... Et c’est l’ange de l’Apocalypse, et c’est... et c’est l’esprit du Mal... et c’est, et c’est tant, tant, tant de choses... Mais, notre problème, il nous laisse à peine le temps de respirer parce que notre problème c’est : et pourquoi le rouge est-il aussi... est-il aussi quoi ? Pourquoi le rouge est-il aussi, comme il disait tout à l’heure, une étrange paix intérieure ? Et même, idéale... Et pourquoi est-il, dans d’autres textes de Goethe du traité des couleurs, sans que Goethe pose le problème de la conciliation de pareils textes, pourquoi est-il gravité et dignité ? Pourquoi les cardinaux sont-ils rouges ? (rires) Il a une idée, hein, Goethe il a une idée extrêmement méchante pour les cardinaux... Si je pouvais la retrouver, mais... j’ai peur de... pas la retrouver... Voilà : c’est au moment où -y’a quand même...bien sûr, dans le traité des couleurs, vous comprenez, il ne va pas traiter le problème, il va nous laisser tout seuls, parce que son affaire, c’est vraiment faire un traité des couleurs. Alors, ça l’intéresse pas, la métaphysique, il l’exclut au maximum. Mais il vient de nous dire : c’est l’inquiétude, le rouge. Bon... C’est la violence insupportable... Et il ajoute perfidement, paragraphe 791 : « le fait que le haut clergé se soit attribué cette couleur inquiète permet sans doute -il ne s’engage pas trop...-, permet sans doute de dire que sur les degrés mouvants d’une ascension toujours progressante, il aspire irrésistiblement à la pourpre cardinalice ». Evidemment, c’est prêter à l’église, comme église catholique, une ambition... que Goethe est tout prêt à lui prêter, hein...

Mais pourquoi est-ce que, alors que c’était fondamentalement inquiétude, pourquoi est-ce que aspirer au rouge va devenir, dans une espèce de transformation -là, on ne peut pas se contenter de dire : bah c’est une transformation dialectique...-, va devenir gravité et dignité, bienveillance et grâce ? Qui convient à tout le monde ! Qu’est-ce que ça veut dire, qui convient à tout le monde ? Et bien, parce que selon Goethe, le rouge c’est la seule couleur qui convienne aussi bien aux vieillards qu’aux jeunes gens. Il le dit aussi, dans un très beau paragraphe, il dit : c’est curieux... c’est la grâce de la jeunesse et c’est la sérénité de la vieillesse, si bien que il n’y a que une même couleur dont les jeunes et les vieux puissent s’habiller, c’est le rouge.

Et bien, la réponse, elle est très simple. Elle est très simple si... voilà... c’est que... il faut vous laisser aller... La nature brûle affreusement dans le rouge, et vous brûlez vous-mêmes dans le rouge. Bon... Comme quoi ? En tant que quoi ? En tant qu’être de la nature. Ce qui brûle dans le feu du rouge, c’est votre ego, c’est à dire : c’est vous comme être sensible. Vous êtes sur le bûcher. Mais en même temps, et ça doit vous rappeler quelque chose -mais là je crois que je ne force pas, c’est... c’est pas... si on retrouve quelque chose qu’on a vu d’un autre point de vue, tant mieux ! -, mais en même temps, le rouge suscite irrésistiblement en vous, au sein même de la violence qu’il vous fait, comme être sensible, il suscite irrésistiblement en vous une faculté par laquelle vous vous saisissez comme être suprasensible, c’est à dire comme âme. Si bien que les deux ne s’opposent pas. L’inquiétude et l’insupportable violence du rouge, c’est l’effet qu’il produit sur vous comme être sensible en tant qu’il vous brûle, et la gravité et la noblesse qu’il suscite en vous, c’est l’effet qu’il a sur vous cette fois en tant qu’il fait appel à vous comme être suprasensible, au dessus de la nature, c’est à dire comme âme.

Dernière question : par quel pouvoir le rouge peut-il susciter en vous -mais...- cette noblesse, c’est à dire cette prise de conscience, cette conscience de soi comme être suprasensible ? Et ben... avant de répondre à cette question, qui fait notre cinquième moment, c’est ça, on en est au cinquième moment, euh... cinquième moment, on revient juste un tout petit peu en arrière : est-ce que vous ne reconnaissez pas mot à mot ce que Kant nous disait du sublime dynamique ? Voilà que nous pouvons dire, presque, pour tout simplifier : et bien oui, le rouge c’est l’opération du sublime dynamique. Car le sublime dynamique tel que Kant le définissait, par différence avec le sublime mathématique, c’était quoi ? C’était, vous vous rappelez : quelque chose de déchaîné dans la nature m’annihile, me réduit à rien comme être sensible, mais en même temps suscite en moi l’éveil d’une faculté suprasensible par laquelle je me pense comme supérieur à la nature sous la forme de : qu’importe ma vie ! Vous voyez, c ‘est exactement le passage du rouge qui vous consume comme être sensible au rouge qui vous convoque comme être suprasensible. Et c’est le même rouge, c’est le même rouge pris dans deux rapports avec vous-même. D’où j’en reviens à ma question : mais de quel droit le rouge a-t-il un(e) pré-puissance ? Sans doute, bien sûr, on a dit -mais ça suffit pas... -, on a dit ben oui, le rouge c’était le travail de l’infini dans le fini. Mais alors revenons un peu plus précisément aux couleurs, parce que ce serait bien , il faudrait que les couleurs nous donnent raison, si les couleurs nous donnent raison, tout va bien ! Et ben oui, en quoi le rouge a-t-il le pouvoir de consumer la nature, et de la brûler comme nature sensible ? Il a ce pouvoir parce que il n’est pas lui-même de la nature. Il est dans la nature, mais il n’est pas lui-même de la nature, comme en témoigne l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel comme ensemble de la nature a bien un jaune qui tend au rouge et un bleu qui tend au rouge, mais les deux ne se rejoignent pas. En d’autres termes, un rouge qui n’est plus ni jaune ni bleu, ça, c’est déjà l’affaire d’un esprit qui se... qui peut se manifester dans la nature, mais qui n’est pas de la nature. En d’autres termes, le rouge c’est l’intensification comme surnaturelle, comme suprasensible, des deux couleurs, le jaune et le bleu. Et le physicien ne connaît pas le rouge. Pour le physicien, il n’y a que deux couleurs : le jaune et le bleu. Mais le diable connaît le rouge, lui qui brûle la nature. Et le diable, c’est qui ? Le diable c’est le chimiste ou c’est le teinturier. Le chimiste et le teinturier disent : il y a trois couleurs fondamentales. Tandis que l’homme de la nature... -c’est à dire l’homme de la magie, quoi, le chimiste ou le teinturier - tandis que l’homme de la nature, il ne connaît que deux couleurs, le jaune et le bleu, avec lesquelles il fait toutes les autres. Tandis que le chimiste et le teinturier, il travaille avec trois couleurs... D’où les phrases très belles, les textes très beaux de... Newton ... de Goethe !, qui consistent à dire en gros : si Newton n’a pas compris ce que c’était que la couleur, c’est parce que il n’était ni chimiste ni teinturier. C’est parce que c’était un physicien.

Bon... En effet, l’intensification infinie des deux qualités finies, le jaune et le bleu, sort de la nature. Mais par là même, qu’est ce que nous dit - et Goethe, là, a des textes extrêmement beaux... Le rouge, c’est la médiation véritable -en effet la médiation, de tous les points de vue de la dialectique, c’est toujours l’esprit -, c’est la médiation véritable du jaune et du bleu. Pourquoi il dit : la médiation véritable ? Là aussi, pour s’opposer à ceux qui iraient trop vite. Ceux qui vont trop vite, c’est ceux qui nous disent : la médiation du jaune et du bleu naît de leur mélange, à savoir : c’est le vert. Non ! Le vert n’est pas une médiation, le vert n’est pas la médiation du jaune et du bleu. Le vert ce sera le mélange, mais on n’est pas dans le monde des mélanges encore, on ne sait même pas ce que c’est qu’un mélange. Le rouge, c’est pas un mélange du jaune et du bleu, le rouge c’est l’intensification suprême du jaune d’une part, et du bleu d’autre part. C’est donc une troisième couleur fondamentale. En d’autres termes, c’est la couleur suprasensible, les deux autres étant des couleurs sensibles. Mais alors, coup de tonnerre, coup de théâtre : voilà que précisément, parce qu’il est la médiation véritable des deux couleurs -des deux couleurs primitives, le jaune et le bleu -, le rouge est inséparable d’une aspiration à la totalité. Ce à quoi il nous fait aspirer, c’est à la totalité. Totalité de quoi ? Ben, évidemment, à la totalité comme esprit, puisqu’il n’y a pas de tout de la nature. C’est seulement en brûlant que la nature s’élève au dessus d’elle-même, c’est à dire découvre que ce qui la traverse, c‘est une aspiration à la totalité qu’elle ne pouvait pas par elle-même satisfaire. Alors, à ce moment-là , l’esprit de la nature découvre qu’il est dans un rapport particulier avec quelque chose qui le dépasse... (trois secondes effacées)... vision romantique que Murnau connaîtra bien dans son film l’Aurore : c’est la douce aurore qui s’élève au dessus de la nature, et qui est quoi ? Et qui annonce la totalité idéale. Mais la totalité idéale... Tiens ! Voilà que, dans notre étude de l’intensité, on retombe sur une notion dont on était partis lorsqu’on étudiait l’aspect extensif, le mouvement et non pas la lumière. Qu’est-ce que c’est que cette totalité qui va revenir du côté de la lumière, comme totalité idéale ? Ça va être, cette fois-ci, la totalité du cercle chromatique. D’où : il y a bien une chronochromie, puisqu’il y a un ordre du temps qui a traversé toutes ces étapes, tous ces moments que je viens de raconter.

Et voilà, au point où exactement on en est... Vous voyez quelle étrange jeu de bascule implique le rouge ! Si je recommence... Et, qui répond exactement au sublime dynamique, car lorsque le sublime dynamique suscitait en nous la conscience de soi comme être suprasensible, c’était inséparable d’une aspiration à la totalité, à la totalité comme esprit. Et les dialecticiens ne nous ont jamais dit que... cette chose, toujours... l’esprit, c’est le tout. Voilà que le rouge, en tant que médiation véritable des deux couleurs primitives, le jaune et le bleu, va aspirer à une totalité que lui seul peut produire. On peut dire que, par le rouge dans la nature, la nature aspire à la totalité, mais c’est seulement le rouge qui peut satisfaire cette aspiration. Et en effet, Goethe nous dira : le rouge, c’est la satisfaction idéale. Je veux dire... Ce sur quoi je voudrais insister, c’est, vous comprenez... c’est pas du tout dans le même sens que ils peuvent.... Un même auteur, là je prends l’exemple de Goethe, peut nous dire... -ou Schelling dira des choses semblables -, que le rouge c’est à la fois la colère de Dieu, et que c’est en même temps l’aspiration spirituelle à la totalité, c’est à dire à l’harmonie. C’est exactement le mouvement dialectique qui était dans le sublime dynamique : je te détruis comme être sensible, je te fais naître comme être suprasensible. C’est l’aventure de l’espritcommeesprit pur, quoi... Alors, pour ceux qui connaissent un peu Hegel, pensez à tout ce que Hegel a retenu de tout ça, puisque Schelling est le prédécesseur, est reconnu comme le grand prédécesseur de Hegel. Et ben, que ça vous dise... Si ça vous dit quelque chose, bah, je suis content... Si ça vous dit rien, bah... alors là, je suis très malheureux, si ça vous dit rien, mais...

Alors continuons, juste un peu : qu’est-ce que c’est que cette totalité qui va être engendrée par le rouge et satisfaite par le rouge, mais qui en même temps ne va plus être le rouge ? C’est donc le dernier moment qu’on ait à voir... Je dirai du rouge qu’il est le fondement de cette totalité. Comment dire... Il serait le fondement chronique de cette totalité chromatique : Chronochromie ! Si il y en a parmi vous qui aiment Messiaen, hein, mettez le disque, hein, Chronochromie, parce que... j’insiste aussi, je sais pas si j’ai dit la dernière fois que Messiaen est, à ma connaissance, un des rares musiciens qui se soit intéressé très très profondément aux rapports sons-couleurs. Quand je dis un des seuls musiciens, je veux dire qu’il ne s’est pas intéressé aux rapports simples... heu... il s’est intéressé aux rapports de complexes de sons et de complexes de couleurs. Alors... Qu’est-ce que c’est que cette totalité ? Bah là, ça revient à des choses que, je crois, on avait faites il y a deux ans... alors c’est juste pour ceux qui n’étaient pas là que je rappelle, ou bien même pour ceux... Il faut à nouveau un petit cercle... Vous allez comprendre tout de suite ce que va être cette totalité chromatique, et tous ses aspects qui vont nous permettre de retrouver comme avec toute notre première partie sur le mouvement, tandis que là, nous sommes toujours dans l’aventure de la lumière.

J’ai mes deux couleurs, je les marque par des points. Je me suis donné, là, une totalité supposée. Je ne l’ai pas encore construite. Qu’est-ce qui me permettait de la construire ? (G.D dessine au tableau) Là, j’avais le jaune...là, j’avais le bleu... et là, j’ai évidemment le rouge que j’obtenais par... donc c’était pas le cercle de la nature, c’était un cercle bien plus profond que de la nature... que j’obtenais par intensification du jaune, et intensification du bleu, et réunion des deux intensifications, ce que Goethe appelle la culmination. Donc c’est par ces trois points que passe le cercle chromatique. Alors, quand j’ai jaune - bleu - rouge, je peux avoir le tracé d’un cercle chromatique. Encore une fois, ce qui m’importe beaucoup c’est que l’idée de mélange n’a absolument pas encore surgi à ce niveau. Si vous confondez les niveaux, n’est-ce pas, c’est... toute la progression est perdue, car c’est seulement maintenant, lorsque vous avez disposé, lorsque vous avez fait passer un cercle par vos trois points... qu’est-ce qui va se passer ? Et bien on va avoir, dans ce dernier grand moment, on va avoir à nouveau comme trois étapes. Ça va toujours par trois... Et là, mes trois couleurs -d’où, c’est très important qu’elles soient trois, et pas deux... -, mes trois couleurs primitives -dont l’une est l’intensification des deux autres, mais on a vu que l’intensification était absolument spécifique, et fondait une couleur qui ne devait plus rien ni au jaune ni au bleu puisqu’elle n’était pas de la nature -, la première chose qu’elles vont faire, la première étape, c’est que elles vont se mélanger deux à deux, et que se mélangeant deux à deux, chaque fois surgira comme en un instant... surgira comme en un instant une nouvelle couleur. Et si je mélange le rouge et le jaune, j’ai -donc je mets entre les deux, puisque j’ai mélangé, là... -, je mélange le rouge et le jaune, et j’ai l’orangé. Voyez, il faut faire très attention dans toutes ces histoires, parce que j’aurais dit : le rouge, c’est le jaune qui, passant par l’orangé, arrive au rouge, je cassais tout. Je cassais tout parce qu’à ce moment là, le mouvement propre du rouge devenait incompréhensible. L’orangé suppose le rouge, il ne peut pas être une étape vers le rouge. C’est lorsque vous avez obtenu le rouge, par votre manœuvre -démoniaque !- (rires) d’intensification que, à ce moment là vous pouvez le mélanger avec le jaune et obtenir l’orangé, qui marque le mélange rouge-jaune. Et puis vous mélangez le rouge et le bleu, et vous obtenez le violet. Et puis vous mélangez le jaune et le bleu, et vous obtenez le vert. Et voila que votre cercle chromatique s’est peuplé, il comprend maintenant : 1, 2, 3, 4, 5, 6... il contient maintenant les 6 couleurs. Bon... et puis, bon : seconde étape. Dans ce cercle chromatique, quelque soit son espèce d’harmonie intérieure... précisément cette harmonie intérieure va se manifester par la manière dont, dans le cercle, certaines couleurs en appellent d’autres. Et, pour comprendre comment certaines couleurs en appellent d’autres, il suffit que vous traciez des diamètres. Et à chaque diamètre correspondra...quoi ? Ce qu’on peut appeler -j’avais fixé- les instants du mélange, qui me donnaient l’orangé, le vert, le violet. Là, je peux dire que ces diamètres sont les distances du cercle chromatique, et vous pouvez tracer un premier diamètre du rouge au vert, et vous pouvez tracer un second diamètre du jaune au violet, et vous pouvez tracer un troisième diamètre (...) du bleu à l’orangé. Et vous dites : suivant un diamètre, une des couleurs appelle l’autre.

Or, observez que ces distances, ces diamètres, ces diamètres-distances répondent à une loi bien connue, que vous venez de déduire du cercle chromatique : c’est ce qu’on appelle les rapports entre couleurs complémentaires. Et que, en effet, les couleurs complémentaires, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’on appelle couleurs complémentaires ? On appelle couleurs complémentaires une des trois couleurs primitives, d’une part, et d’autre part le mélange des deux autres. Le rapport de complémentarité : le rapport diamétral qui unit une des trois couleur primitives au mélange des deux autres. Alors, je prends mes trois primitives... Le jaune, ça va être la couleur complémentaire du mélange des deux autres. Le mélange des deux autres, c’est : le rouge et le bleu, c’est le mélange du rouge et du bleu, c’est à dire du violet. Vous avez votre diamètre allant du jaune au violet, le jaune et le violet comme couleurs complémentaires. Vous avez le bleu, seconde couleur complémentaire... plutôt, seconde couleur primitive : sa complémentaire, c’est le mélange des deux autres, c’est à dire le mélange du rouge et du jaune, c’est à dire l’orangé. Et enfin, le rouge : sa complémentaire c’est le mélange du jaune et du bleu, c’est à dire c’est le vert. Bon... Là, par le cercle chromatique, vous avez fait un véritable engendrement, une véritable genèse des complémentaires. Et vous avez retrouvé dans votre cercle chromatique la notion de distance. Est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à dire, quitte à faire... alors, si on faisait... après tout... Kandinsky fait une métaphysique de la couleur. A coup sûr, métaphysique de la couleur, ça ne veut absolument pas dire un symbolisme des couleurs, où telle couleur signifierait ceci. Mais de même que Kandinsky pense que... non pas que des mouvements correspondent à la couleur, mais que les couleurs ont des mouvements qui leur sont propres, simplement des mouvements intensifs, est-ce qu’on ne pourrait pas penser que les couleurs ont des durées qui leur sont propres ? Lorsque Messiaen explique que l’affaire de la musique, c’est pas tellement le son, c’est la durée, au sens multiple, toutes sortes de durées, et que le son n’est là que pour rendre -à la lettre, ce qui est une très très grande idée de Messiaen, c’est peut-être pas le premier à...-, que le son n’est là que pour rendre les durées audibles, est-ce qu’on ne peut pas dire la même chose des couleurs ? Que les couleurs ne sont là que pour rendre les durées visibles... Supposons... Alors, il faudrait aller... mais tant mieux, l’imagination serait dépassée, mais elle a pas cessé, si vous vous rappelez le sublime chez Kant, l’imagination elle a atteint sa limite... Alors on est toujours en rapport avec l’imagination, mais c’est une imagination qui, précisément, dans ses rapports avec le sublime, ne cesse d ‘affronter sa propre limite.

Il faudrait concevoir que chacun de ces diamètres a une durée, ou est une durée, est une durée hétérogène à l’autre. Que la durée que... je ne parlerai plus, à ce niveau-là, de rapports entre complémentaires, je dirai : les rapports entre complémentaires rendent visibles les durées. Et c’est jamais deux fois le même durée. Le rapport, par exemple jaune-violet, il faut le penser comme une durée, et c’est pas la même durée que le rapport orangé-bleu, c’est pas la même durée que le rapport rouge-vert. Bon... Supposons, hein... Je veux dire, ça accuserait l’aspect chronochromique, chronochromatique. Alors, il faudrait le voir... Moi, si on me demande un exemple, je dirai : au moins, il y a des exemples musicaux, je crois que l’œuvre de Messiaen est un exemple musical. Je dirai... si on me demandait... je chercherais pas dans Matisse, mais Matisse... je dis pas que ça y soit pas, mais je crois pas que... Matisse... il faut un peintre spiritualiste... pour... pour que ce soit pas forcé. Il faut un peintre vraiment spiritualiste, et pratiquement spiritualiste, dans sa peinture je veux dire, pas en tant qu’homme... Et celui qui irait le plus loin dans ce sens, qui approcherait le plus de couleur-durée, c’est... c’est Kandinsky, il me semble, pour moi... Mais le fait est qu’il ne l’a pas fait... C’est curieux qu’il ne l’ait pas fait... Il a fait... il a fait couleur-mouvement. Il n’a pas fait couleur-durée, alors que tout, tout, tout le poussait, aurait dû le pousser, tiens, oui... Je ne comprends pas, il y a peut-être, il y a peut-être des carnets posthumes... (rires)... où on apprendrait la vérité !

Et puis, dernière étape... dernière étape. Alors, les combinaisons entre complémentaires, vous pouvez faire toutes les combinaisons que vous voulez entre complémentaires... Vous voyez, là, c’est plus le domaine des mélanges, des mélanges avec leurs instants. Là, c’est les combinaisons avec leurs distances, avec leurs durées, avec leurs durées propres. C’est ce que Goethe appellera combinaisons harmonieuses. Vous voyez : l’harmonie du tout ! il dira... L’harmonie du tout... Ahhh... Et enfin, plus qu’un effort et ça y est : pour compléter votre joli cercle chronochromatique, il faut bien que vous fassiez encore quelque chose. Vous allez tendre... ça s’appelle comment, là, ce que vous tendez, là... vous allez tendre des cordes. Vous allez tendre des cordes... Et vous aurez trois cordes. Les cordes se définiront par ceci : les lignes que vous tendez à l’intérieur du cercle, allant d’une couleur à une autre en sautant, sur le cercle, la couleur intermédiaire.