Sur le cinéma : Classifications des signes et du temps

Curso Vincennes - St Denis
Cours du 19/04/1983

Alors vous voyez bien le problème, hein, le problème c’est encore une fois : quelles images indirectes du temps vont découler de la composition des images- mouvements ? Encore une fois, on procède par ordre, c’est à dire on exclut pas que il y ait des cas où soient donnés des images "directes" du temps. Des images directes du temps qu’on pourrait appeler des images-temps tout comme nous avons parlé d’images- mouvement. Mais il se trouve que ces cas pour le moment nous n’en avons pas l’idée. Alors on se contente de dire, et bien dans la mesure où l’on compose des images-mouvements, on peut espérer qu’une chose, pour le moment, on peut espérer qu’une chose c’est : atteindre à des images indirectes du temps. Et sans doute la composition des images-mouvements et les images indirectes du temps sont identiques, à la limite.

Et voilà qu’on a vu toute une portion toute une première partie, de cette entreprise : faire surgir des images indirectes du temps à partir de la composition d’images- mouvements, on l’a vu a propos du mouvement extensif, c’est-à-dire du mouvement dans l’espace.

Et l’on a vu que le temps surgissait sous deux aspects, le temps comme Tout, et le temps comme intervalle. Le temps comme Tout qui nous fait penser l’ensemble du mouvement, et le temps comme intervalle qui nous fait penser la différence la plus petite entre deux mouvements, où le passage, où le passage d’un mouvement vers un autre, en tant qu’il tend vers une limite. Et à tort ou à raison il nous a semblé que c’était ça, que aussi bien du point de vue de la théorie que de la pratique, qui avait fasciné le cinéma français d’avant guerre. Et puis on était passé à l’ autre aspect, le mouvement a un autre aspect, le mouvement intensif. Et si le mouvement extensif renvoie à l’image-mouvement à proprement parler, le mouvement intensif renvoie à l’envers de l’image-mouvement c’est-à-dire à ce que l’on appelé l’image lumière. Et vous vous rappelez qu’en effet que l’image mouvement et l’image lumière était comme l’envers et l’endroit. Donc c’est comme si on retournait l’image-mouvement et maintenant on la met du coté image-lumière. Et l’on se demande quelle image indirecte du temps va surgir de l’image-lumière. C’est donc cette fois ci le mouvement comme intensité.

Or ces deux mouvements sont très différents, bien plus je voudrais que vous sentiez que ils n’ont pas avec l’âme ou l’esprit - parce que, peut importe ce qu’on met là c’est, on emploie des mots traditionnels - n’ont pas avec l’âme et l’esprit du tout le même rapport. Si je me demande où est le rapport du mouvement extensif avec l’âme, je dirais que c’est un rapport objet/sujet, c’est le rapport sous lequel l’âme est conviée à penser et à trouver la raison du mouvement dans l’espace. C’est l’âme comme faculté de penser qui s’adresse au mouvement dans l’espace et c’est par là que je parlais d’un cartésianisme de l’école française. La pensée pense, l’étendue est le mouvement dans l’étendue. Et en tant que pensée quel est l’ordre auquel elle répond ? elle répond à l’ordre ou à l’exigence suivante : penser le Tout du mouvement, ou du moins penser dans un Tout, l’ensemble du mouvement.

Et ça répondait assez à ce que nous avons vu chez Kant être le sublime mathématique. En ce sens que dans le sublime mathématique, c’est la pensée qui se commande, de penser un Tout du mouvement et qui dès lors force l’imagination à se heurter à sa propre limite qu’est l’imagination. Quand il s’agit du mouvement intensif nous pénétrons dans une autre région de l’âme, et c’est pas étonnant, on dirait cette fois ci que l’on pénètre dans la région du vécu de l’âme. Et que son rapport avec le mouvement intensif n’est plus un rapport de penser sujet/objet ou de réflexion, mais que son rapport est devenu un rapport vital, et cette fois ci ce n’est pas la pensée qui donne, ce n’est pas l’esprit qui donne un certain ordre qui serait l’ordre de pensée. Le mouvement dans son ensemble - et c’est comme le mouvement sous sa forme intensive qui pénètre de part en part l’âme et qui la force à penser l’intensité. Non même pas je dirais, qui la force à vivre l’intensité ou à découvrir en elle une intensité qu’elle ne savait pas d’abord. C’est pour ça qu’il faudra pas s’étonner que ce temps, cette autre figure du temps, soit fondamentalement lié à l’âme sous la forme de ses chutes et de ses remontées. Il faut donc concevoir presque, une série de quoi ? une série d’avatars, une espèce d’aventure de l’âme à travers le vécu de l’intensité. Et c’est une tout autre atmosphère que celle que l’on a vu précédemment avec le mouvement extensif.

Dans cette aventure essayons, je disais je voudrais m’appuyer sur beaucoup d’auteurs à la fois, pour retenir certains moments donc certains moments, mais c’est des moments extrêmement flottant c’est extrêmement difficile à raconter cette aventure. Et je la divise en temps comme ça pour essayer d’être plus clair, d’abord je fais une parenthèse sur tout ça, il n’y a pas de question ? il n’y a pas de problème ? Sur le point là où, l’on en est ?

Comtesse : J’aimerais poser une question, une précision plutôt, quand tu, quand à propos de Kant tu nous a parlé du, de l’instant, l’instant comme degré d’intensité par rapport au degré zéro, cet instant c’est pas, ça diffère donc à la fois du présent variable, comme intervalle de temps entre deux mouvement extensif, et donc ça diffère aussi de l’instant égale zéro ( Deleuze : tout à fait ) diffère donc des deux, mais dans la mesure où cet instant qui est un degré d’intensité, c’est donc l’instant d’une remontée d’une reconversion, d’un retournement, par rapport au zéro c’est donc un instant qui est déjà dans une distribution d’intensité, donc dans un ordre possible, une ordonnance des distances, mais si cet instant qui les définit comme l’en deçà d’un futur qui est déjà là et qu’au l’au-delà d’un passé qui recule indéfiniment en lui, est ce que si cet instant diffère d’un présent variable puisqu’il est cet en deçà et cet au-delà par rapport a un futur et a un passé est ce qu’on peut pas l’appellé lui-même cet instant, un nouveau présent ? C’est-à-dire un présent pur ou de césure. Est-ce que autrement dit, l’instant dont on parle comme même si l’on parle de degré d’intensité, est ce que ce n’est pas un nouveau présent intensif, non plus variable mais invariable ? C’est ma question, puisque ce présent finalement c’est le présent d’un instant d’abri, l’instant d’abri c’est-à-dire l’instant qui a recours à la voie du défi, ou de la rébellion de l’esprit donc à une présence d’être spirituel, est ce que cet être spirituel, est ce que ce serait l’intensité lumineuse d’un présent invariable ? Voici les questions.

Deleuze : Elles sont intéressantes, mais leur intérêt c’est pas un mais, c’est pas restrictif, leur intérêt m’apparait avant tout terminologique, je veux dire ça dépend ton but. Je veux dire moi j’aurais tendance à pousser au maximum la différence de nature entre présence et instant, alors on est d’accord sur un point, dans le vécu, présent et instant forme des mixtes. Supposons que l’on soit d’accord aussi sur ceci sur ceci, le travail du concept consiste, ou commence plutôt à partir du moment où l’on analyse un mixte, qu’est ce que voulant dire analyser ? Analyser voulant dire ici, dégager des tendances pures, non pas simplement analyser au sens de dégager des éléments du mixte mais analyser le mixte d’après des tendances, lesquelles tendances sont seules, pures. Alors, si j’essaie d’analyser, nous avons dans notre expérience des complexes de présents et d’instants, il y a deux voies possibles, de toute manière supposons que la différence soit acceptée c’est-à-dire on se dit : il y a une différence entre présent et instant, c’est pas le même concept. Là dessus suivant vos buts vous pourrez vous dire : il faudra finalement que l’instant soit un type de présent c’est-à-dire il y aura deux types de présent ou x types de présent.

Ou bien vous vous direz encore une fois ça dépend de la finalité que vous poursuivez, que vous vous proposez, ou bien vous vous direz et bien non je préférerais qu’est ce que veut dire je préférerais - on peut pas non plus préférer n’importe quoi, il faut que ce soit possible.

Je préférerais creuser au maximum la différence de nature entre le présent et l’instant. Moi je dirais quand à ce que viens de dire Comtesse pour moi le présent est inséparable d’une certaine, à la lettre, étendue de temps. Pourquoi j’emploie cette expression "étendue" ? Parce que précisément je crois que le présent, pour mon compte, je dirais le présent est une notion qui renvoie fondamentalement et qui exprime le rapport du temps avec un mouvement extensif, avec un mouvement dans l’espace. En ce sens on dit : un présent est un laps, une étendue de temps dans le présent, dans ce sens en effet le présent implique une durée, et un type de durée, il est lui-même une durée, il est pas dans la durée, il est lui-même une durée. Et je proposais de définir le présent comme l’intervalle. Tout intervalle est un présent. J’essaie de préciser à ce moment là, en quoi c’est assez différent pour moi de l’instant, dans un exemple qui les réunirait tous deux, je reprends toujours mon exemple, le passage de la quantité à la qualité dont j’avais parlé à propos d’autre chose.

Vous passez d’un état à un autre. Mettons vous passez de l’état liquide à l’état solide. Je dirais que tout passage en tant que passage déterminé est un présent. Vous passez d’un contraire à l’autre, je dis pas que c’est le seul cas de présent, il y a des intervalles qui sont autre chose que des passages de contraires. Mais prenons comme cas d’intervalle le passage d’un contraire à son contraire, le passage d’un contraire à l’autre. Si tu veux ça c’est un présent, le passage. Le passage d’une qualité dans une autre, et j’appellerais "instant", le surgissement de la nouvelle qualité, qui elle se fait en un coup, qui est donc non pas un intervalle mais l’extrémité d’un intervalle, l’intervalle étant rempli, ou le changement étant accompli. Surgissement de la glace.

Vous direz le passage de l’état liquide à l’état solide est accompli. Ca y est, pieu de la glace. J’appellerais présent le passage de l’état chevelu à l’état chauve. Et j’appellerais instant le surgissement de la nouvelle qualité, ça y est : "tu es chauve". En ce sens, je dis pas que c’est le seul sens du mot instant pour moi, mais quelque soit tous les sens du mot instant, il y aura cet aspect par lequel l’instant lui, se définit comme un intervalle, heu pardon, le présent se définit toujours comme un intervalle variable. Alors Comtesse propose de considérer l’instant comme un présent invariable. Moi c’est pas possible parce que je ne vois pas bien.... Et plus je vais plus je me dis la marque de Comtesse implique qu’il a une idée derrière, dans la tête. Et que donc que cette idée aboutirait à un autre point auquel moi j’aboutis. Parce qu’il pose sûrement un autre problème, tu nous le diras pourquoi toi tu préférerais que l’instant soit un présent invariable ?

Comtesse : Et bien tout simplement parce que dire comme tu l’a fais par exemple de par tes simples mots, discours que tu énoncé à savoir si l’instant comme degré d’intensité il est l’en ça d’un futur c’est l’au-delà d’un passé qui recule indéfiniment en lui, comment donc le définir autrement puisqu’on définit par rapport à un futur et à un passé que comme un présent ?

Deleuze : Et non, pourquoi veux tu qu’il y ait que le présent, le futur et le passé. Y a tant d’autre chose dans le temps.

Comtesse : D’accord et étant donné, étant donné par exemple que l’instant, ça serait peut être par exemple si on prend le temps qui part de l’instant, mais l’instant c’est un instant d’abri, ce qui veut dire que l’évènement catastrophique dont je parlais, c’est à partir d’un poste c’est-à-dire d’une position d’abris il est guéri déjà et de cet instant il ne l’est peut être plus jamais, et il reste dans un certain vide par rapport à cet instant inéffectuable, alors cet instant inéffectuable, on peut peut être appeler ce qu’il n’effectue jamais comme un instant mais d’où il est pour parler ainsi du sublime c’est-à-dire finalement pour prendre au sérieux l’esprit, et pour prendre au sérieux l’être spirituel et la nature spirituelle de l’Homme, comment ne pas voir là une parfaite continuité avec disons, ce que toujours, de toujours, une certaine tradition chrétienne, à penser le sens de l’instant, tout simplement, si on prend par exemple, on prend les, il y a un ancien livre de Georges Gusdorf qui s’appelle mémoire et personne en deux choses. Ce qui est très curieux c’est que dès le début de son livre il insiste énormément sur la sauvegarde, presque en terme Kantien mais sans citer Kant, la sauvegarde absolue ça le pour lui c’est quelque chose qui est essentiel, la sauvegarde absolue du sens du présent c’est-à-dire du présent comme présent d’être, il faut absolument que le présent comme présent d’être ne vacille jamais. Il faut pas qu’il y ait un présent fêlé et surtout pas un éclatement du présent comme présence d’être. C’est la même chose chez Kant, par exemple à partir de ce présent qu’il appelle instant, le passé va reculer indéfiniment, c’est-à-dire que l’instant, l’instant catastrophique, restera éternellement innéfectué par rapport à l’instant de la guérison, je dis guérison, parce que peut être que le mot guérir ça vient de guérite, et guérite ça veut dire se poster à l’abri des intempérie avoir un endroit où se poster à l abri des intempéries, c’est exactement la position de Kant on est donc guérit. Bon on est guérit comment ? on est presque toujours guérit lorsque l’on croit au temps, et surtout pas a n’importe quel temps, la suprême guérison c’est de croire à cet instant, ou à ce présent invariable comme le présent de l’abri qui a recours à l’esprit ou au défi de l’esprit, à la rébellion de l’esprit c’est-à-dire à l’esprit de l’être ou de la présence d’être spirituel. Ça c’est le problème lorsque Kant après par exemple, lorsque Kant il abordera dans l’essai sur le mal radical, lorsque pour la première fois il va approcher, pour la première fois il va approcher par exemple la force de destruction radicale de l’autre en tant qu’autre, le mal radical, le penchant au mal radical. Cette force là c’est une force qu’il va penser peut être à l’intérieur d’un présent invariable puisqu’il va rapporter cette force alors qu’il frôlait une force de désir (...) un désir certainement indicible dans les discours philosophique, mais en tout cas il frôlait une force du désir et il refait le vide du désir, c’est-à-dire le temps, en disant je rapporte cette force à la liberté et donc la liberté va assurer un rapport au présent, et donc va assurer l’idée très conventionnelle, très classique, d’une possibilité soi disant, qui a été introduit d’ailleurs par le discours chrétien, de liberté de l’homme, toujours Kant tente d’assurer ici en fonction, autrement dit, certainement d’ un présent et d’une liberté à l’intérieur d’un certain vide. La question est de savoir si ce vide là, le vide du désir qui détermine le temps, est ce que c’est pas nous engager dans un discours de la névrotisation, ou de la névrose ? Parce que le névrosé se définit fondamentalement par le vide de son désir, qui est un désir bien sûr qui reste indicible. Quel est le rapport du discours Kantien à la névrose, c’était mon arrière pensée ?

Deleuze : Ahhhh. Je vais te dire, c’est là ce que tu viens de dire je souligne ça parce que ça me parait très curieux chaque fois qu’on lit des textes. Quand on lit les grands textes, ce qui fait la différence entre les lecteurs, ou une des choses qui fait le plus de différence entre les lecteurs, c’est pas, c’est pas toujours ce que l’on croit. Moi je crois que dans tous les grands textes, et que plus y sont grands plus c’est comme ça, il y a un esprit du comique, qui les parcourent intensément, mais on sait jamais où il est placé. C’est pour ça que la grande littérature est la chose la plus drôle du monde, et c’est pour ça que écrire est une joie, je veux dire écrire c’est toujours à la lettre une manière de rire. Et alors ce qui fait la différence entre les lecteurs, c’est que d’une part, y en a qui ne savent pas cette vérité élémentaire alors évidemment comme on dit il prennent tout au sérieux, ça fait une catastrophe, ça fait des catastrophes, ça fait ce qui pleure en lisant Beckett ou Kafka, vous comprenez ça va plus ! Mais je parle pas de cela. Les autres, c’est ça qui est troublant, entre deux lecteurs on sait bien que à part ceux dont je viens de parler, on sait bien que ces textes sont parcourus de degrés d’humour ou de degrés de comique intense, mais chacun de nous ne les distribue pas de la même manière. C’est pour ça que je dis ça, à propos de ce que vient de dire Comtesse, c’est très difficile, là, on peut pas dire l’un a raison et l’autre a tord si on est d’accord sur ceci il y a quelque chose de drôle la dedans. C’est la base, vous pouvez pas lire un livre sans vous dire il y a quelque chose de drôle la dedans. Et ce drôle ça va être précisément, à mon avis ça ne fait qu’un avec ce que vous pouvez appeler son sens le plus profond, et bien c’est quelque chose de drôle, dans le texte de Kant auquel Comtesse se réfère y a cette histoire où en effet il nous dit il définit le sublime (...) et c’est prodigieux et c’est un texte d’une beauté énorme et il nous dit : voilà bon, vous vous rappelez ? Le sublime dynamique c’est ce qui me réduit à zéro comme être sensible donc erreur mais qui en même temps éveille en moi une faculté sous laquelle je me découvre comme être suprasensible.

Donc la nature me réduit à rien comme être sensible mais ce qui se passe dans la nature éveille en moi une faculté suprasensible par laquelle je me sens la dominer. C’est admirable cette idée du sublime dynamique, et il ajoute : à condition d’être à l’abri, ce qui veut dire littéralement, si je ne suis pas, comme dit Comtesse, dans une guérite, ce qui veut dire littéralement, là on peut voir à quel point une belle phrase dans un texte a toutes sortes de sens, ça veut dire littéralement dans le texte de Kant, en effet si je ne suis pas à l’abri, la terreur va être tellement grande je me sentirais tellement zéro comme être sensible, ma panique sera telle que la faculté suprasensible par laquelle je pourrais me considérer comme supérieur à la nature sera complètement bloquée.

Donc dans la tempête, je ne peux éprouver le sublime dynamique de la tempête que dans la mesure où je suis à l’abri, ça c’est le sens littéral. En même temps pour moi, Kant à votre choix, sourit doucement, ou rigole intensément, il est en train de se dire : "tiens je suis en train de réussir un bon passage" et lui-même, il se dit : " bah oui, il se dit, ah la tempête c’est beau ! c’est beau ! mais restez sur le rivage. Et pourquoi il dit ça et pourquoi c’est un comique proprement Kantien ? parce qu’il sait très, enfin je crois, il sait très bien qu’il est en train de boiter, et qu’il a un pied dans le pur classicisme et il a un pied dans ce qui s’annonce, qu’il a un pied dans le passé, qu’il a un pied dans le futur, il sait pas bien ce que sera ce futur, ce sera le futur de ses propres disciples, les romantiques.

Un pied classique, un pied romantique, il fait le clown, il fait le clown, mais à nouveau je dis, c’est le degré d’humour du texte, à nouveau, ça n’empêche pas qu’il y ait un autre sérieux. Le degré d’humour est pris entre deux sérieux, dans d’autre cas c’est une autre figure, quel est l’autre sérieux pourquoi est ce qu’il fait pas ? La il a une raison sérieuse par laquelle finalement il veut qu’on reste à l’abri. Et elle dépend pas du tout à mon avis de l’intérieur du texte, elle est tout à fait extérieure au texte. Il veut pour des raisons, c’est des raisons personnelles à lui Kant, des raisons personnelles non, c’est des raisons philosophiques, il veut surtout pas qu’on puisse éprouver le sentiment du sublime dynamique en pleine action. Supposer que je l’éprouve dans la tempête en tant que je suis secoué par la tempête, à ce moment là la tempête réduit moi à un être physique à zéro et en même temps elle soulève en moi la faculté suprasensible par laquelle je suis comme un être infini, je ne peux l’éprouver que dans le sacrifice.

Là on rejoint le cinéma, je pense par exemple, on aura l’occasion d’en reparler tout à l’heure, à Hélène dans Nosferatu, elle s’offre en sacrifice, elle donne sa vie comme être sensible, elle donne sa vie au Vampire mais en même temps elle se découvre comme être suprasensible, et elle découvre la pure lumière. L’esprit de sacrifice, l’esprit de sacrifice prend très bien en acte les deux aspects du sublime dynamique, la réduction à zéro de mon être physique et l’élévation d’un être supra, supra suprasensible. Pourquoi est ce que Kant il veut pas de ça ? Pourquoi est ce que dès lors il veut qu’on reste à l’abri ? Parce que pour lui cela ne peut être réalisé que par et dans la loi morale. Et que donc se serait très grave pour lui d’accorder au jeu de la nature dans le sublime dynamique, quelque chose qui n’est réservé qu’à la pure moralité, à savoir l’histoire de l’esprit de sacrifice.

Alors moi je serais pas comme Comtesse, au niveau du texte même, c’est-à-dire c’est pour ça qu’un commentaire de texte c’est infini chacun peut non pas y mettre ce qu’il veut mais les textes par exemple, ce sur quoi lui il insiste et sur lequel il met un accent sérieux, faudrait qu’il y ait, il y avait des signes typographiques dans le temps, il y avait le fameux point d’ironie, pour bien montrer que ce qu’on disait n’était plus sérieux, enfin c’est pas bien non plus de mettre des point d’ironie, allez dont savoir, dans ce que dit quelqu’un. Je crois que les degrés d’humour, les degrés de rigolade, les degrés de comique sont des charnières et pas seulement des charnières, sont des passages, sont, jouent un rôle fondamental dès que quelqu’un parle c’est pour ça que parler c’est fondamentalement à la limite c’est fondamentalement non sérieux, écrire c’est fondamentalement non sérieux tout ça mais c’est très important, très important.

Alors moi ce qui m’amuse la dedans, par exemple, je ne doute pas que Comtesse mettent ses points d’ironie, ses points de comique dans les textes, mais c’est pas au même endroit que moi, alors lui il va mettre un accent de sérieux sur tel passage du texte et moi je vais mettre au contraire un accent comique en disant : bah oui évidemment, si bien que, ouais, mais enfin pour en revenir à l’histoire de l’instant, c’est toutes les aventures que j’ai à raconter qui vont voir en quel sens, j’aimerais alors que l’on reprenne avec Comtesse c’est aujourd’hui que j’ai à parler de l’instant et que, et de cette histoire du recul du passé, de l’imminence, du futur.

Comprenez, pour moi l’instant, pour moi le présent il est fondamentalement lié au rapport de l’âme avec le mouvement dans l’espace, avec le mouvement extensif, encore une fois, je vois, vos présents c’est quoi ? moi ce que j’appelle vos présents et quand je vous disais vous êtes constitués d’une infinité de présents, vos présents c’est tout les intervalles qui vous composent, et vous êtes composés d’intervalles. Intervalle entre deux pas, intervalle entre deux respirations, intervalle entre deux battements de cœur, les présents c’est pas autre chose. Un présent c’est ça, c’est un intervalle, je vous disais le présent de l’oiseau, c’est son intervalle entre deux battements d’aile.

Alors c’est un présent fondamentalement variable, et comme je ne conçois pas d’intervalles qui ne soient pas variables, bien plus je ne conçois pas d’intervalles qui tendent vers une différence infiniment petite c’est-à-dire à la limite le vecteur du présent c’est la précipitation, c’est l’accélération. En somme je peux dire le présent tend vers l’instant, mais à coup sûr l’instant est une limite, et je dirais jamais que l’instant lui est un présent. Alors ça je voudrais que quand j’en aurais fini avec l’aventure de l’intensité on revienne avec Comtesse sur l’histoire de l’instant. Et y a quelqu’un qui voulait parler aussi.

Etudiant : S’il vous plais, je vais (on entend très mal)..........

Deleuze : J’ai essayé d’annoncer déjà que j’oppose le mouvement intensif au mouvement dans l’espace. Donc s’il y a dans l’intensité comme j’ai essayé de le montrer, une chute et une montée c’est évidemment pas dans l’espace mais dans le temps. Heu alors si vous me dites comment que l’âme elle tombe et elle remonte dans l’espace ? je dis la question n’a pas lieu de se poser puisque l’âme ne peut tomber et remonter que dans le temps. Heu donc la question me semble n’a pas d’objet.

Etudiant : (inaudible)

Deleuze : C’est quoi .... Quand vous me dites vous vous voulez dire l’âme, est ce que c’est l’âme qui produit elle-même. Euh bah non, puisque si vous aviez suivi, vous étiez là je me rappelle la dernière fois, si vous aviez suivi ce qu’on a vu sur le sublime dynamique, si vous avez un peu saisi ce que Kant appelle le sublime dynamique vous voyez très bien que c’est un mouvement qui affecte à la fois la nature et l’âme. C’est pas l’âme qui fait les tempêtes par exemple, c’est la nature qui fait les tempêtes. En revanche que quelque chose à la vue d’une tempête, à l’abri ou pas c’est une autre question, que quelque chose se passe dans l’âme oui. Alors à votre question c’est t’ y l’âme ou c’est t ’y autre chose que l’âme qui fait les chutes et les montées euh je dirais ici aussi la question ne se pose guère puisque c’est la rapport intensif de l’âme avec quelque chose d’autre qui fait les chutes et les montées.

Etudiant : (inaudible)

Deleuze : Ce que vous dites est très intéressant car c’est très légitime ça revient à dire et ça j’y suis toujours très sensible et un ensemble de questions auxquelles quelqu’un est fermé. Ce que vous dites, ce que vous me dites, ça revient à dire ce que tu es en train de raconter c’est pour moi non (quelque chose d’inaudible, ou en langue étrangère) alors je dis très ça c’est bien alors, ça c’est très bien. On peut pas être perméable à toutes les questions parce que ce que vous dites semble indiquer que vous êtes très ouvert sur les questions du mouvement dans l’espace. Alors bon on peut pas être ouvert à tous les problèmes, moi y a des problèmes aussi qui me disent absolument rien, quand je les entends je me dis tiens mais qu’est ce que c’est que ça. Il y a moi, il y a des problèmes ça m’intéresse pas euh, tout ce que vous revient à dire que l’intensité si c’est pas une chose qui vous intéresse, ça. C’est légitime, c’est légitime, c’est la preuve que c’est autre chose qui vous intéresse, mais alors faut pas forcer, faut pas trop s’épuiser. Oui.

Etudiant : J’ai eu l’impression que cette façon de mettre en place ces trois termes présent/ temps/ instant. Vous partez que pour lui le présent était la réintroduction de l’instant dans quelque chose de plus global, et que le plus important ce serait le temps. Alors que moi j’aurais tendance comme ça peut être, à partir d’un pressentiment, à penser que, j’ai l’impression que le présent qui perdant qui avec l’instant perdant toute dimension temporelle, gagne quelque chose beaucoup plus important peut être en temporalité, qui est l’intemporalité.

Deleuze : ouais.

Etudiant : attends je veux dire l’intensité, l’intensité comme absolument quelque chose qui n’est pas rapporté au temps.

Deleuze : Ça ça c’est autre chose encore, ça dans une telle perspective ça reviendrait à dire une véritable analyse de l’intensité ne peut pas se faire en fonction du temps car l’intensité est en rapport avec heu, on aura beau l’appeler avec d’autres noms une certaine sorte d’éternité.

Etudiant : Est-ce que le l’a de (...) le l’a pas la mais l’a, n’a pas encore autre chose que l’éternité.

Deleuze : D’accord vous pouvez toujours, vous pouvez toujours distinguer y à un intemporelle qui doit pas être confondu avec l’éternité, de toute manière ça aura en commun avec l’éternité d’être hors du temps. C’est possible, c’est possible, moi je sais pas, c’est a vous de construire vos propre problème.

Etudiant : C’est-à-dire que lorsqu’un présent, un moment, un présent privilégié par (...) deviendrait profondément présent il cesserait de d’être présent pour devenir l’instant. Pour effectuer l’idée même d’instant.

Deleuze : et oui. Je veux bien je veux bien mais pourquoi vous dites la dessus.

Etudiant : ... l’effectuation temporelle.

Deleuze : C’est là que je comprends pas comment vous en tirez la conclusion que dès lors il n’y a pas de rapport avec le temps ? Si je reprends mes exemples qui sont typiquement des exemples d’intensité, passage de l’eau à la glace, on appelle instant le surgissement de la qualité nouvelle la glace, mais tout ça implique un tout autre temps que le mouvement extensif, il me semble que c’est inséparable d’un temps, il me semble que l’instant est aussi profondément inscrit dans le temps que le présent lui-même, je veux dire à première vue comme ça. Je dirais simplement c’est sûrement pas un intervalle. Pourquoi est ce qu’il vous semble que l’instant et le temps c’est pas en rapport direct ?

Etudiant : Je le sens comme cela.

Deleuze : Vous le sentez comme ça c’est très légitime, oui vous avez un sentiment, une orientation, finalement vous souhaitez, vous le souhaitez, bah c’est possible.

Etudiant : Il me semble que c’est un peu la différence qu’on trouverait, j’ai l’impression de sentir quelque chose comme ça dans la dialectique de la durée de Bachelard, dans ce type de différents tirets justement à partir d’une problématique de l’instant comme purement différentiel de la durée dans son ancien maître.

Deleuze : Mais son ancien maître Bergson il en a des malices, je veux dire Bachelard et c’est de bonne guerre quand il s’en prend a Bergson il en donne une image si réduite et se fait de la durée Bergsonienne une image si sommaire, et il a raison parce que il a autre chose à dire, faut donc qu’il simplifie.

Ecoutez on va voir peut être qu’il y aura moyen de s’arranger tous et Comtesse et vous et moi, si on suit ses aventures ça dépend, moi je dirais à chaque fois, dans un texte comme je parlais des degrés d’humour présent dans tout texte, vous savez un texte c’est écrit en apparence en deux dimensions, mais il y a une profondeur du texte. Il y a en fait une troisième dimension qui en fait a plusieurs degrés là et il a l’air homogène comme ça mais y a une phrase qui renvoie à telle dimension de profondeur, une autre phrase qui renvoie à un autre niveau de profondeur etc.... C’est pour ça qu’il est toujours difficile, une page ça implique toujours à une perspective, et c’est pas au même niveau. Les phrases ou même parfois lorsque vous avez un rapport principal subordonné, bah la subordonnée n’est pas au même niveau que la principale. Et c’est ça, c’est ces effets de perspectives qui font la beauté d’un texte, qui font la beauté d’un grand texte, quand on parle d’auteur comme Proust qui multiplie les subordonnées, vous voyez nettement non seulement les subordonnées renvoient à d’autres temps que la principale ça, mais ils renvoient à d’autres niveaux de profondeur, à d’autres effets de perspectives que. Bon alors écoutez j’essaie de vous raconter, j’essaie de vous raconter cette histoire mais sans m’attacher à un seul auteur, parce que j’aurais pu essayer de vous raconter Böhm, essayer de vous raconter Schelling, tout ça je me suis dit bon, mais c’est tellement c’est des textes tellement subtils tellement, ils sont pas trop subtils pour vous mais ils sont... J’en retire quelque chose, j’en retire quelque chose de très sommaire, et je dirais voilà comment tout commence dans cette histoire de l’image lumière et de son intimité avec l’âme.

Premier Stade on va mettre comme ça par commodité, première étape : Et bien la lumière qui ne fait qu’un avec l’esprit, on l’a vu, puisque elle n’est pas avec l’esprit dans le rapport d’un objet par rapport à un sujet, d’un objet de pensée par rapport à un sujet pensant, elle est réellement la vie de l’esprit, elle est l’esprit comme vie, ou la vie comme esprit peu importe. Là nous partons de cette lumière et nous disons, cette lumière nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu c’est la lumière, chez Böhm y a des textes très beaux, qu’on retrouvera chez Schelling, y a des textes de ce type, faut se laisser aller là, c’est (...) c’est vraiment pas, vous comprenez qu’est ce que voudrait dire une objection à non Dieu, c’est pas la lumière ? Bon Dieu c’est la lumière, mais, mais, mais, Bergson n’est pourtant pas leur disciple il retrouve ça à sa manière à lui ça nous étonne pas, mais par la même, malgré cela, par la même Dieu ou l’esprit c’est l’invisible. C’est l’invisible, la lumière en elle-même c’est l’invisible, c’est l’état de diffusion perpétuelle. Et dans tout son parcours elle se heurte à rien qui pourrait la rendre visible. Donc je crois que c’est Bergson qui retrouve un thème du romantisme et même d’une certaine mystique, quand il reprend ce thème il nous explique, une lumière qui diffuse, une lumière à l’état de diffusion pure et par nature invisible elle se transmet dans toutes les directions et ne révèle pas et ne se révèle nulle part. Cette lumière esprit Dieu, appelons le comme les Allemand, le Gründ. C’est le fondement, c’est le fondement ou le premier principe, tout ça c’est une histoire de principes. Voilà et quel est le problème ? Le problème c’est qu’il faut qu’il y ait dans l’esprit lumière, il faut qu’il y ait en Dieu quelque chose qui ne se confond pas avec Lui et qui est quoi ? Qui est la volonté de se révéler, encore plus profond que Dieu il y a en Dieu une volonté de se révéler, de se manifester. Dieu lui-même ne se manifeste pas, j’insiste là dessus parce que vous savez c’est une "idée" il faut la réfléchir un petit peu, il faut rêver autour de cette idée. Vous voyez déjà, il ne s’agit pas encore une fois, il s’agit vraiment pas de discuter, il s’agit d’essayer de comprendre dans quoi il se lance, dans quoi c’est romantique ou dans quoi un auteur comme Jacob Böhm est déjà en train de se lancer, il faut quelque chose au-delà du fondement. La lumière fondement, elle est partout, partout diffuse et par la même invisible, non manifestée, non révélée. Il faut qu’il y ait en Dieu une volonté qui ne se confond pas avec Dieu même et qui est la volonté, de Dieu de se révéler, ou la volonté par laquelle Dieu se révélera et se manifestera. En d’autre terme il faut que le Gründ renvoie à un Ur Gründ. Ur Gründ, c’est-à-dire un plus que fondement un au-delà du fondement.

Si l’on appelle lumière l’intensité pure, il faudra dire que l’intensité pure renvoie à une intension encore plus profonde. L’intension de l’intensité c’est cette volonté de se révéler, de se manifester. Le fondement renvoie à un plus que fondement. Je dirais la dessus parce qu’on pourrait confondre, on pourrait dire mais ça c’est très connu, les platoniciens disaient déjà quelque chose comme ça. Les platoniciens en effet, ils ne cessaient pas après Platon et même après Plotin, toute l’école platonicienne, ne cessait pas de se lancer dans une tentative qui à la lettre n’avait pas de limite. Dans leur théorie de l’Un avec un U majuscule, de l’Un pur, ils ne cessaient de constituer une série régressive où ils leur fallaient toujours atteindre à une unité plus pure, de plus en plus pure. Et c’était déjà une tendance de Platon mais c’était très discret, c’est avec les néoplatoniciens que ça se développe.

Et ils disent il y a d’abord l’Un-Tout, avec un petit trait d’union, il y a d’abord l’Un-Tout. Et puis il y a l’Un au delà du Tout, l’Un dont le Tout procède. Et puis une fois encore un Un encore plus pur, car après tout que quelque chose procède de l’Un c’est une impureté de l’Un. Il faudrait un Un, là dont rien ne procède comme ils disent l’Un imparticipable. Mais l’Un imparticipable, rien ne participe à lui mais c’est lui qui donne à participer, l’Un participable. Alors il faut encore un Un encore plus pur, bon ils se lancent dans une théorie là qui va animer ce que l’on va appeler ensuite la théologie négative, c’est une idée si pure qu’on ne peut plus rien en dire, bon. Je dis cette histoire dont je pars elle a l’air de ressembler un peu à cette lumière qui renvoie plus profondément, et vous comprenez déjà qu’en fait c’est trop vite fait, car en fait c’est juste le contraire.

Et là Jacob Böhm et je crois là que ça date comme même de Jacob Böhm ça. Ah non ça devait avoir, je retire ce que j’ai dit, ça doit avoir déjà dans la Renaissance des germes, Jacob Böhm c’est début XVIIème siècle. Il renverse complètement le problème ; pour les platoniciens il s’agissait à partir du visible de trouver quelque chose qui serait de plus en plus invisible, de plus en plus caché. Tandis que là le mouvement est inversé, il s’agit de chercher ce qui va forcer l’invisible à se laisser voir, à cesser d’être invisible, qu’est ce qui va rendre la lumière visible ? Il faut un Un Gründ qui soit la volonté de se révéler, de se manifester.

Bien je dirais ce premier stade où la lumière invisible la, diffuse, diffuse partout, on peut l’appeler, on pourrait l’appeler aussi bien l’esprit infini ou la distance infinie dans toutes les directions. Voilà, je tiens donc à cette première étape uniquement : ma lumière invisible et c’est bizarre et une volonté en elle mais qui ne se confond pas avec elle, une volonté de se manifester. Pourquoi Dieu a-t-il la volonté de se manifester ? bah ça, devant un tel mystère on recule, c’est ce vous retrouverez ça en plein XVII ème siècle dans la formule leibnizienne : "pourquoi quelque chose plutôt que rien" ? Et voyez pourquoi ce renversement par rapport au platonisme parce que là, et Comtesse aurait tout à fait raison, c’est une pensée chrétienne, c’est une pensée de la création, pourquoi est ce qu’il y a eu création c’est-à-dire pourquoi Dieu s’est t Il manifesté ? Il avait pas besoin de se manifester, Il n’avait qu’à rester pure lumière.

Donc si Il s’est manifesté, c’est qu’il y avait en Lui, c’est que Lui était le Gründ mais qu’il y avait un Un Gründ. Un plus profond que Dieu, qui était la volonté de Dieu de se manifester, comme un présupposé de Dieu par lui-même, ça se complique.

Fuyons cette étape complexe, deuxième étape : Et bien cette lumière ou l’esprit infini va rencontrer sa première condition de manifestation. Nous sommes dans le problème : comment va t’elle devenir visible la lumière ? La première condition de manifestation c’est qu’en tant que force infinie elle se scinde en deux forces infinies. C’est l’opposition infinie. La distance infinie dans toutes les directions est devenue "l’opposition infinie". Elle s’est scindée en deux forces également infinies, dont l’une est comme la lumière avec la volonté de se manifester et l’autre force infinie elle vient d’où ? elle vient précisément de la volonté de manifestation, si vous voulez plutôt la première force infinie c’est la lumière, le Gründ, la seconde force infinie, cette fois elle est passée en second, c’est la volonté de se manifester en tant qu’elle suscite la condition de la manifestation. Et la condition de la manifestation c’est quoi ? c’est l’abîme ou les ténèbres.

C’est donc la scission en lumière et ténèbres. Cette seconde force infinie, appelons la, car là les textes sont tellement difficiles, et tellement variables, appelons là d’un mot de Jacob Böhm la "Ab Gründ", le Ab Gründ, c’est ce qui est comme privé, séparé de son fondement. Chez Böhm il va y avoir, et c’est repris chez Schelling, toute une série de jeu de mots, que seul l’Allemand permet et là aussi quel degré, quel espèce d’humour......

... Tout ça c’est... Mais enfin vous voyez... Et le moment de la scission de l’opposition infinie, c’est très intéressant. Enfin c’est très intéressant pour ceux qui le veulent bien.

Car encore une fois, la scission infinie consiste exactement en ceci. Dans le premier stade j’avais - il faut que vous, il faut ... enfin c’est une affaire de sympathie- vous aviez donc la lumière invisible et la volonté de manifestation, la volonté de révéler, de faire voir.

Là, voilà que maintenant je dis : on assiste à la scission ou à l’opposition infinie de deux forces, la volonté de faire voir n’était pas comme une force qui s’opposait à la lumière invisible. C’était comme "un plus que fondement" qui travaillait dans le fondement. Il y avait immanence. Maintenant il y a deux forces infinies qui s’opposent. Et l’une est comme la lumière de notre première étape, et l’autre c’est les ténèbres qui répondent à la volonté de manifestation. -C’est bizarre - bien que ça en soit le contraire.

Intervention : Pourquoi ?

Deleuze : Pourquoi ? Parce qu’ils fournissent ce qui va se révéler être la première condition de la manifestation. A savoir, la lumière ne se révèlera, mais encore elle n’est pas encore révélée, que dans son opposition aux ténèbres. Bon, c’est plus la distance infinie, c’est l’opposition absolue, (Deleuze se reprend) c’est l’opposition infinie. C’est un pas de plus, et cela correspond si vous voulez en donner une représentation graphique, que vous retrouverez et dans le romantisme, et que vous retrouverez alors - il faut en parler parce que là je trouve, il s’insère tellement dans tous ces courants, -et que vous retrouverez dans l’expressionnisme, aussi bien en peinture qu’au cinéma. C’est l’image divisée en deux. J’ai déjà là, il y a comme la naissance d’une image mais une image, une image de l’opposition infinie c’est une image vacillante hein, mais si il y a une approximation de l’opposition infinie c’est l’image, divisée en deux moitiés. Lumière/ ténèbres. Il y a des tableaux ainsi organisés, il y a des images de cinéma célèbres, au début de l’expressionnisme allemand, où la diagonale divise une partie supérieure toute en lumière, une partie inférieure toute en ténèbres.

Bon, Valéry pensera de toute évidence quand il dira, "rendre la lumière, suppose d’ombre une morne moitié". "Rendre la lumière" c’est à dire rendre la lumière visible, "suppose d’ombre une morne moitié", le mot ombre est mal, mais tous les mots sont mal, c’est pas l’ombre dont on verra qu’elle ne peut surgir que bien après, c’est l’abîme ou les ténèbres. Voilà, c’est la seconde étape. Voyez que la lumière est restée de son coté, la volonté de manifestation qui travaillait dans la lumière s’est effectuée dans les ténèbres. Pourquoi ? Parce que les ténèbres sont la première condition qui va rendre la manifestation de la lumière possible.

Troisième étape. Je dirais mais ça va pas si simple chez ces auteurs. C’est moi qui essaie d’y mettre de la clarté, et dès lors du faux, de, qui essaie d’y mettre... Il y a certains textes qui appellent des commentaires très clairs et, il y en a d’autres où il y a des textes de telle nature que si vous supprimez leur espèce d’incertitude, de halo lumineux qui les entourent, vous les brisez, mais c’est manière de parler tout ce que je dis. C’est que j’ai transformé la distance infinie en opposition infinie de la lumière et des ténèbres. Mais l’opposition des deux forces infinies, l’opposition infinie, marque un point zéro. Ce zéro c’est cela que nous pourrons appeler cette fois ci "Ungründ".

Et c’est par rapport à ce zéro, à ce point zéro, que la lumière nous propose sa première manifestation ou visibilité ou révélation. Pourquoi ? Ce point zéro c’est quoi ? Il exprime donc comme l’équilibre des deux forces infinies opposées, l’abîme des ténèbres, la distance infinie de la lumière. Comment l’appeler ? C’est seulement là que nous pourrons parler du noir. En s’opposant à la lumière, l’abîme a imposé un état d’équilibre qui est le point zéro de la nuit. Le noir. Et du coup, la lumière se révèle comme lumière blanche.

Et nous n’avons donc plus la lumière comme distance infinie, nous avons la lumière comme distance par rapport à zéro, par rapport à la nuit, par rapport au noir. Voyez pourquoi, bien que l’abîme et les ténèbres étaient déjà noires, on ne pouvait pas encore parler de noir à propos de l’abîme et des ténèbres. Au début de cette troisième étape nous n’avons donc plus la distance infinie ni l’opposition infinie, nous avons la distance finie, ou tout un jeu de distances finies par rapport à zéro.

Ou pourquoi dire que c’est le noir, le zéro, l’équilibre entre les deux forces ? Là aussi, on s’est un peu trop pressé, il aurait fallu dire en toute rigueur que la distance entre les deux forces, c’était l’opacité. La frontière des deux forces, c’était l’opacité. Cette diagonale qui séparait l’image en deux, c’était l’opacité pure. Mais l’opacité sur un de ses envers, sur un de ses endroits, sur une de ses faces, la face tendue vers l’abîme et les ténèbres c’était le noir, et sur sa face tendue vers la lumière c’était le blanc.

Car, et là je saute d’un auteur à l’autre mais encore une fois comme j’essaie de dégager un schéma qui est le schéma aussi bien du pré romantisme, que du romantisme je m’en donne le droit - car comme le rappellera Goethe, le blanc c’est la première opacité de la lumière, c’est l’opacité minima, le noir étant l’opacité maxima. L’opacité maximum, c’est donc le degré zéro, l’opacité minima c’est le degré qui marque la distance par rapport à l’état zéro. Voila que le blanc et le noir vont être les premières conditions de la manifestation. Ou la seconde, comme vous préférez, la seconde condition de la révélation ou de la visibilité. Voyez pourquoi - puisque la première condition on a vu, on peut en dire, c’était déjà une condition, on peut le dire - c’était l’opposition infinie avec la mise en abîme. Où la volonté de manifestation était passée comme dans son contraire, c’est à dire - aussi il y a un drôle de passage dans le contraire, la volonté de manifestation, la seconde étape passée dans son contraire c’est à dire, dans l’abîme, dans les ténèbres, qui s’opposaient à la lumière.

Mais là maintenant, c’est le blanc et le noir qui s’opposent. Ils s’opposent selon une distance finie, qui va de l’opacité minimum le blanc à l’opacité maximum le noir. Donc à ce troisième stade j’ai, et je tiens la notion de distance par rapport à zéro, voyez, qui était pas du tout contenue dans les deux stades précédents. Il faut que chacun de mes stades m’apportent quelque chose de nouveau. Ou si vous préférez les degrés d’opacité.

Et les degrés d’opacité vont former une échelle. Ils vont former une échelle, et vous sentez bien ce qui va se passer là, si j’essaie, avant de détailler l’échelle des degrés d’opacité. Si j’essaie de dire ce qui occupe cette troisième étape c’est quoi ? Et bien - c’est la naissance du visible. C’est le surgissement du visible ou ce que l’on pourrait appeler "l’apparaître". Et qu’est ce que ça implique l’apparaître ?

Commençons : qu’est ce que c’est que cette échelle ? Car elle peut emprunter elle même à cette troisième étape des formes différentes. Et quand on avait parlé des expressionnistes l’année dernière à propos du cinéma, on l’avait vu beaucoup plus en détail, et là je reprends juste un point. Car ça vaut aussi pour la philosophie, ça vaut aussi pour la pensée, ça vaut aussi pour la peinture, tout ça.

La première forme de cet échelonnage, de ces degrés d’opacité, ce sera les stries. Les stries, c’est à dire les degrés d’opacité entreront dans une série alternée. Une raie blanche, une raie noire, une raie blanche, une raie noire. Mettons une raie lumineuse, une raie sombre, une raie lumineuse, une raie sombre. C’est bien connu ça, c’est ce que l’on pourrait appeler la méthode persienne, ou la méthode sous bois. La lumière dans le sous bois - Dieu que ça a été analysé en peinture - et fait et inspiré des chefs d’œuvres, la lumière de sous bois avec ses stries de lumière et d’ombre alternées. Ou bien la persienne sur la dormeuse. Les raies de la persienne sur le visage et le corps de la dormeuse. Là aussi sans parler de la peinture, le cinéma expressionniste nous a livré des images - sentez ce que je suis en train de dire : il a beau ne pas pas bouger, c’est pleinement de l’image-mouvement. Pas besoin que ça bouge pour que ça, en tout cas pas besoin que ça bouge dans l’espace pour que ce soit de l’image-mouvement. Cela fait partie des grandes images intensives de l’expressionnisme allemand.

Et ce premier aspect des degrés d’opacité, c’est à dire ces séries alternées de lumière et d’ombre vous les trouvez, il me semble avant tout, avant tout c’est pas le seul, chez Lang. Chez Lang dans sa période expressionniste allemande. Où là vous avez des sous bois de toute beauté. Vous les trouvez aussi chez Stroheim, qui utilise alors les séries alternées avec persiennes, ou avec barreaux notamment dans je sais plus lequel des grands Stroheim, il y a une dormeuse dont tout le corps est strié, dont tout le corps et le lit est strié par les raies de la persienne, qui est une image d’une beauté, d’une très, très grande beauté. Bon voyez je dirais ça c’est une première manière d’organiser les degrés d’opacité en faisant alterner l’opacité maximum et l’opacité minimum. Le blanc lumineux et le noir, et le noir de l’abîme.

Intervention : Excusez moi mais on pourrait parler des stries, des stries lumineuses blanc et noir qui est une scène striée, le générique de Psychose.

Deleuze : Ah ça c’est ça, ça c’est je veux dire, ça, ça me ferait problème, tu as raison d’invoquer ça. Euh en effet. C’est dans Psychose, t’es sûr, le générique à stries ?

Intervention : Avant, avant le plan le déplacement du qui aboutira à la persienne....

Deleuze : Ah oui t’as raison ! Mais je ne passerais pas forcer les choses à te dire, si je me souviens bien il y a eu des rapports Hitchcock/expressionnisme. Il connaît bien l’expressionnisme, non, ça me dit quelque chose, je sais plus où j’ai vu ça, mais dans sa période du muet je ne sais pas mais en effet, en effet. Bon et puis vous devez penser, chacun de vous doit pouvoir penser à des, ça c’est de la grande lumière au cinéma, dans l’image-lumière c’est des grands moments ces espèces de...

Bon mais je dis deuxième moyen toujours dans ma troisième étape. Deuxième moyen c’est un tout autre moyen là il s’agit plus de séries alternées, du blanc lumineux et du noir d’abîme. Il s’agit plus des stries, il s’agit cette fois ci de tout à fait autre chose, un mélange qui passe lui même par tous les degrés. Mélange du blanc lumineux et du noir d’abîme, qui va passer par tous les degrés, avec deux flèches, vers le lumineux, vers - là on emploiera, on changera de mots, on ne dira plus blanc et noir - on dira vers le clair et vers l’obscur, et ce seront tous les degrés du clair obscur. Donc je dirais c’est pas une série alternée, puisque dans chaque degré vous avez un mélange, de clair et d’obscur. Et cette fois ci c’est comme une échelle mobile, alors que l’échelle des stries, c’est une échelle immobile, c’est une échelle qui ne cesse de varier les valeurs par lesquelles elle passe. C’est une tout autre technique, c’est la technique du "clair obscur". Et bien sûr, bien sûr, bien sûr, elles ne s’opposent pas, clair obscur, les stries ça se combine, tout dépend des situations aussi bien en peinture que dans l’image cinématographique, mais je dirais là aussi il y a des dons, il y a des attractions, il y a des attirances.

Le "grand" du clair obscur, c’est bien connu dans l’expressionnisme allemand, c’est plutôt Murnau, quoi qu’il y ait des très beaux clair obscur chez Lang, ça n’empêche pas. Celui qui est un génie du clair obscur c’est, et qui l’a poussé à un point, à ma connaissance, personne ne l’a poussé, c’est Murnau. Et il arrive bien plus et je vois au moins une image, mais il y en a sûrement d’autres, ou de Murnau, où par une espèce de coquetterie, je sais pas, il fait la transformation directe en un plan fixe, si j’ai le souvenir mais comme on se trompe toujours, alors, en un plan fixe de "Aurore". Au premier moment vous savez, on cherche le supposé cadavre de la jeune femme, hein dans le grand lac noir, et il y a les bateaux et il y a le fanal de chaque bateau. La lumière de chaque bateau qui strie l’eau. Et vous avez une série de stries et d’alternances, de séries alternées bande noir du lac, bande lumineuse du fanal d’un bateau, d’une barque. Et il y a une espèce de convergence à un moment et tout se transforme en un clair obscur, un clair obscur à l’état pur qui à son tour va gravir, tous les degrés mobiles de son échelle.

De même pensez en peinture, vous trouvez par exemple chez Caravage, des striages qui sont extraordinaires. J’ai pas besoin d’invoquer alors même, tout à fait autre chose, la peinture de sous bois, qui dans le paysagisme, est une peinture très très importante. Quand au clair obscur, c’est l’affaire de tout le XVIIème siècle.

Intervention : Oui mais est ce que ça apparaît comme un problème d’opposition, est ce que chez Rembrandt, c’est pas plutôt une thématique du dégradé.

Deleuze : Si tout a fait, tout à fait, tout à fait, et c’est bien pour ça que j’ai dit, "il ne s’agit plus d’opposition infinie entre deux forces, il s’agit des distances, des distances relatives à un point zéro". Tout à fait, on est entré dans le domaine d’un véritable dégradé. Mais quelque chose comme tout ça, sentez que je cherche des transitions, quand il s’agit de stries - qui vient de parler ? - quand il s’agit de stries quelque chose de l’opposition demeure encore, mais sous forme d’alternance, c’est déjà plus de l’opposition, c’est une alternance. On a glissé de l’opposition infinie, à l’alternance finie. Quand on atteint les degrés de clair obscur, il n’y a plus d’opposition sinon entre un maximum et un minimum. Et je dis, c’est là sans doute que, apparaît la naissance du visible. L’apparaître du visible. Et pourtant le clair obscur y cache, je dirais est ce que c’est pas le premier instant du visible ? Pourtant le clair obscurn Il cache autant qu’il fait apparaître, c’est à dire que c’est, c’est tellement l’instant le premier instant du visible, que c’est dans leur disparaître même que la chose, que les choses apparaissent.

Intervention : Il y a quelque chose qui, il y a quelque chose qui me frappe dans ce modèle à propos de tout à l’heure. C’est que ça m’a l’air singulièrement arborescent non seulement singulièrement arborescent mais une arborescence qui en plus fonctionne avec des couples heu, et on se demande si celle ci chez toi ... un peu chez Badiou. Ca découle de contradictions, on a l’impression d’être dans une, dans quelque chose d’entièrement dialectique hors avec le passage de du clair obscur strié au clair obscur, comment dirais je, dispersé, dispersif, il me semble qu’on retourne alors de l’arborescent au rhizomatique et qu’en plus, il me semble, là je vais dire un mot que je ne trouve pas, je lâche avant d’avoir pensé, il me semble qu’on retourne dans du qualitatif...

Deleuze : Oui, écoute là je suis troublé et gêné parce que tu me force à parler de moi et à rappeler, là comme même ta remarque elle est, je sais pas, je comprends que tu la fasses toi, mais moi je peux pas la faire je ne suis pas du tout en train de dire ce que je pense moi. Je suis en train de vous raconter l’histoire qui est celle de Boehm et de Schelling et si tu me dis c’est arborescent ce truc la, évidemment, c’est même pour ça que je me sens ni Boehmien, ni Schellingien. Mais tout comme alors lorsque je vous raconte Kant c’est comme si je vous racontais, bah je vous raconte Kant. Et dieu merci je n’ai pas envie de faire la moindre objection devant des pensées aussi profondes et aussi belles et ce serait une honte de ma part d’en faire, alors mais ça si tu veux dire, mais tu t’y retrouves toi là dedans ? Si tu me dis ça t’intéresse toi tout ça, oui ça m’intéresse beaucoup, ça m’intéresse beaucoup.

Parce que comme tu dis finalement, c’est vrai que le schéma est arborescent mais que, ils s’y flanquent tout d’un coup de tel, je pense à ça. Prends un arbre peint par un peintre du XVIIème siècle, c’est arborescent, d’accord c’est arborescent. Mais c’est aussi autre chose qu’arborescent c’est, c’est, c’est, alors tu as raison c’est un schéma, c’est la dialectique ce que je te raconte c’est, vous le savez Hegel il a pas inventé la dialectique, ça vous le savez, il l’a énormément durcit, il l’a énormément durcit. Heu parce que la dialectique chez Schelling c’est quelque chose avec des transitions, des douceurs, des, c’est pas là, il a fait une dialectique de guerre. C’est pas que ça soit pas beau, elle est merveilleuse sa dialectique de guerre. Mais il y’ a plus, c’est très, ça marche vraiment, d’un pas très spécial. Tandis que chez Schelling c’est tout a fait autre chose, alors vous avez des arborescences, et puis vous avez comme une espèce de boule, de nébuleuse tout d’un coup, et puis ça reprend, et puis ça, c’est, c’est le diable pour s’y retrouver. Alors vous comprenez j’essaie de vous donnez un schéma où on s’y retrouve. Mais alors, faut pas me dire que je me renie, parce que, c’est pas moi, moi je pense rien de tout ça, c’est pas moi là, c’est pas ma faute, c’est la faute à Boehm. Enfin c’est beau, c’est rudement beau.

Alors moi ce qui m’intéresse, si tu me dis toi qu’est ce qui t’intéresse là dedans ? moi ce qui m’intéresse là dedans, c’est l’affaire des intensités. Hors je crois que, dès que les intensités apparaissent, précisément les oppositions, ils peuvent plus en mettre, ou ils peuvent en mettre que très, très idéalement, c’est devenu des oppositions idéales, plus du tout des oppositions réelles, mais, enfin peu importe. Alors voilà, ce clair obscur, ben oui, là alors ça lui donne raison à lui, c’est évidemment plus les alternances, les alternances des contraires. C’est devenu un mélange qui passe par tous ces degrés là dans une espèce... l’échelle à la lettre, je peux dire qu’une chose, l’échelle est devenue mobile. Mais on est toujours n’empêche, dans ce domaine de la distance par rapport à zéro, et on a fait un pas de plus, vous voyez à chaque fois on a fait un pas de plus, vers les conditions de l’apparaître.

Là on a un apparaître qui se confond avec le disparaître même des choses. Vous dites les choses, mais d’où ça vient, ça y est pas encore. Et non, et non, ça y est pas encore, elles n’ont qu’un disparaître, elles disparaissent avant d’avoir apparu, c’est ça la merveille. A la lettre, je dirais elles ne sont déjà plus là, mais elles étaient pas encore là. Et bah avant d’être là, elles sont déjà plus là. C’est quoi ça ? C’est que en effet le clair obscur, cache, cache et transcrit sur son échelle mobile, ce qui va définir les choses, à savoir le contour. Il le noie et pourtant il en est l’aurore, il est comme l’annonce du contour. Un vague contour apparaît et disparaît, à travers les degrés du clair obscur. Et le contour ce sera quoi, quand ça apparaîtra ? On verra est-ce que ça peut apparaître, à supposer que ça apparaisse, à supposer qu’il se détache de son "disparaître" dans le clair obscur. Le contour, il aura une autre allure, ce sera plus l’obscur ce sera vraiment, Goethe a une belle formule " le coté ombreux des choses", quand il définit - Là vous voyez, on pourrait essayer de fixer des concepts en même temps je veux pas trop fixer parce que faut que vous gardiez votre mobilité de vocabulaire - On parlerait plus du clair et de l’obscur comme tout à l’heure, on parlerait plus du blanc et du noir comme pour les stries, on parlerait plus du clair et de l’obscur, là on parlerait encore d’autre chose, on parlerait de l’ombre, le "côté ombreux des choses".

Bon, ce serait l’apparition du contour, mais comment, ça définit quoi le contour ? Les objets et ce contour évanescent qui disparaît dans le clair obscur, qui va apparaître dans, dans quoi ? De toute manière cet ensemble du contour apparaissant et disparaissant c’est quoi ? C’est la nature, ou plutôt l’esprit de la nature.

Et par le disparaître des contours, les choses, les objets se réunissent en une même nature.

Et par l’apparaître des contours, les choses se distinguent les unes des autres. Et comme dira Schelling, c’est le monde de l’égoïté, que se soit l’égoïté de la nature. C’est bizarre ça parce que quel renversement alors par rapport à l’ego. L’ego c’est le moi de la nature, l’égoïsme. C’est l’esprit de la nature, et tout ce troisième stade c’est l’esprit devenu esprit de la nature. Et ce n’est plus la volonté de se révéler, c’est quoi ? c’est déjà le premier stade de la révélation, et le premier stade de la révélation chez Jacob Boehm reçoit le nom de "désir". C’est le désir égoïste qui traverse et la nature et les objets, et les objets dans la nature. Et vous me direz, mais ça suppose le contour ça, hein, or il faut donc un troisième stade. Oui il fallait un troisième stade toujours dans ce troisième, non fallait, j’avais les stries, comme première étape, - j’avais les degrés du clair obscur, - mais c’était pas encore le contour, c’était déjà le disparaître du contour.

Il faut à travers l’esprit de la nature, il me faut encore quelque chose, il me faut un troisième moment. Nommons le l’apparition de la couleur inséparable de l’intensité comme lumière.

Et ne nous dit-on pas que les degrés de clair obscur valaient déjà pour des couleurs ? Ouais, ils anticipaient sur la couleur, ils étaient aussi bien le disparaître des couleurs, que l’apparaître des couleurs. Quelle couleur ? Ah pas n’importe quelle couleur. Pour que la couleur apparaisse, il suffit d’obscurcir le blanc. Le blanc vous vous rappelez dans l’échelle des degrés, le degré d’opacité minimum. J’obscurcis le blanc. Le noir c’était le degré zéro, l’opacité maximum, j’atténue le noir. J’obscurcis le blanc et j’atténue le noir. Bon et surgissent deux couleurs. Et ces deux couleurs sont "désir", et ces deux couleurs se nomment le jaune et le bleu. Les deux figures du désir.

Voilà que si je me réfère, vous voyez le chemin parcouru, si je me réfère à mon second stade la lumière maintenant est devenue le jaune ; l’abîme des ténèbres est devenu le bleu. Le jaune c’est le blanc rendu plus sombre, le bleu c’est le noir rendu plus clair définition de Goethe.

Très important parce que y va de soi que ces définitions ne seraient pas valables, vous comprenez si vous les séparez de tout contexte précédent ou d’un contexte équivalent, je dis pas celui là particulièrement où la lumière entre en lutte avec les ténèbres dans une opposition infinie, ça c’est la condition. Si vous ne vous donnez pas cette condition, alors ce que je viens de dire est un strict non sens. Ce que je viens de dire à savoir, le jaune est un blanc obscurci, le bleu est un noir éclairci perd tout sens. Puisque cela n’a de sens que dans la mesure où, la lumière ne se divise pas par elle même en couleur, si la lumière se divise ainsi, vous posez un problème tel que la lumière se divise elle même en couleur, vous pouvez plus dire ça. Evidemment, vous pouvez dire ça que si vous considérez que la lumière ne se divise pas elle même en couleur et pourquoi elle ne se divise pas elle même en couleur ? Parce qu’elle est invisible. Donc elle ne peut pas se diviser elle même en couleur. Elle est invisible et non seulement invisible, étant invisible elle est indivisible. C’est le point de vue de Goethe. Donc la couleur ne pourra surgir qu’à la faveur de l’opposition infinie de la lumière et des ténèbres. Ou si vous préférez du blanc et du noir avec une transformation. Si au contraire, pour des raisons quelconques, vous penchez pour l’idée que, la lumière s’analyse elle même en couleur, se divise elle même en couleur, à ce moment là c’est pas pour vous tout ce qu’on est en train de dire. En d’autres termes, ce que je raconte d’un certain point de vue, c’est Boehm, d’un autre point de vue, de ce point de vue c’est, Boehm fait déjà allusion aux couleurs tout le temps c’est pour ça que je peux les grouper, c’est Goethe. Jamais Newton ne dirait des choses comme ça, parce que pour Newton la lumière se divise elle même en couleurs. Pour Goethe la lumière est invisible et indivisible et donc donne lieu à des couleurs que par l’opposition infinie de lumière avec les ténèbres.

Vous me direz qui a raison ? Je suppose c’est une question légitime. Essayez de comprendre ce que je veux dire. Même la science ne peut pas vous donner de réponse à cette question. Même la science ne peut pas vous donner de réponse à cette question. Parce que cette question est précisément de nature philosophique. Pourquoi ? Pas du tout parce qu’elle est anti scientifique, mais parce qu’elle concerne les conditions même sous lesquelles un problème scientifique peut être posé. Et que la science n’est pas juge des conditions sous lesquelles les problèmes de la science se posent. Alors je dirais le contour des choses. Voilà c’est un troisième degré dans ma troisième étape.

Voyez l’échelle des opacités avec, en haut le blanc en bas le noir. Voilà que le noir s’est éclairci et a donné un degré, le bleu comme noir éclairci, le blanc est descendu d’un degré a donné le jaune comme blanc obscurci. C’est le jaune et le bleu qui font les contours. C’est le jaune et le bleu. Pas en fait, pas toujours en fait, mais en droit, c’est comme ça en droit. - C’est le jaune et le bleu qui font les contours. Pour obtenir un contour il faut opacifier, opacifier le clair, ou atténuer le noir. Les choses, ne sont pas jaunes ou bleues, mais les contours des choses sont jaunes ou bleus. Vous me direz jaunes ou bleues ? Les deux à la fois. Les deux à la fois. Vous me direz elles sont vertes ? Non elles ne sont pas vertes, non elles sont jaunes ou bleues. Dans une espèce de disjonction pourquoi je dis qu’elles ne sont pas vertes encore. Parce qu’on sait pas ce que c’est que le vert on sait ce que c’est que le jaune et le bleu c’est tout.

Alors bon pourquoi jaune ou bleu ? Parce que, -le jaune est le mouvement excentrique - ça c’est raconté de tout temps, dès la Renaissance. Ils ont de très belles pages que Kandinsky reprendra avec génie. Le jaune comme mouvement excentrique, d’expansion. Alors là il y a de l’intensité, c’est des mouvements d’intensité, bien que ils aient leurs expressions dans l’espace. Et le bleu comme mouvement concentrique, de contraction. Et la preuve que c’est bien des mouvements intensifs, c’est que, ces mouvements dépendent de quoi ? De ceci que le jaune est dit la couleur chaude et le bleu est dit la couleur froide. Et le chaud et le froid forment précisément l’échelle intensive, quand le jaune et le bleu succèdent au clair obscur. C’est une succession toute logique hein.

D’accord ? et le désir il est né de - et vous voyez pourquoi c’est ça l’esprit de la nature, l’esprit de la nature qui ne cesse de réunir tout en jaune, qui ne cesse de distinguer tout en bleu, et qui est traversé par l’égoïté. L’égoïsme, son égoïsme à elle, Nature, l’égoïsme de chaque chose qui l’a compose. Les pages de Schelling - je cite chaque fois l’auteur qui a principalement insisté - les pages celles de Schelling sur l’égoïsme de la nature et dans la nature, font partie des plus beaux, les plus beaux poèmes philosophiques qui soient. Ca va vous avez pas... ? C’est le monde de l’individuation quoi, c’est ce que plus tard, là je mélange tout, c’est ce qui plus tard chez Schopenhauer, apparaîtra comme le monde de l’individuation, tient lequel Schopenhauer fit et commença son oeuvre presque, par une théorie des couleurs.

Bon, il est temps de passer à une quatrième étape, mais alors c’est la plus terrible. Pourquoi ... après cette quatrième étape, on arrêtera parce que. Qu’est ce qui fait que ça n’en reste pas là ? Là il y a un mystère. C’est que, l’intensité voyez, l’intensité a cessé, elle a quitté l’infini, l’infini de la distance de la première étape, l’infini de l’opposition de la seconde étape. L’intensité est passée dans les distances finies par rapport à zéro. Distance finie du jaune par rapport à zéro, distance finie du bleu par rapport à zéro ...

“Or, d’une certaine manière et là, il aurait trop raison pour dire... dire que c’est de la pure dialectique et que c’est rudement arborescent là, c’est vrai. Il faut bien que l’infini travaille le fini. Comment en serait-il autrement ? Quel gâchis tout ça, je veux dire quel gâchis de voir... parce qu’il faut vous sentir à travers ce que je dis si maladroitement... qu’est ce qu’il y a comme souffle à la fois philosophique et poétique là dedans. Il faut bien que l’infini travaille dans le fini, l’infini n’a pas disparu pour laisser place au fini. Le fini lui a donné des conditions de visibilité. Mais il n’a pas disparu l’infini. Comment est ce qu’il va se manifester dans le fini ? Voyez maintenant c’est plus... La question n’est plus comment va-t-il y avoir quelque chose qui se manifeste, mais dans ce qui se manifeste comment l’infini va-t-il se manifester lui-même, dans le fini, c’est-à-dire sans supprimer le fini ? Faut que l’infini se manifeste. Or le fini nous l’avons vu, sous ces trois aspects : Les stries de blanc et noir ; les degrés de clair obscur.

Le rapport du jaune et du bleu. Sous ces trois aspects, il présentait une espèce d’échelle intensive. Échelle intensive encore une fois définie par la distance finie par rapport à zéro. C’est là qu’apparaissait l’idée de l’intensité comme telle. Avant c’était une intensité infinie, mais une intensité qui comporte des degrés donc la finitude, le degré c’est la finitude de l’intensité. Comment l’infini va-t-il se manifester ? Il va se manifester par une intensification infinie de l’intensité finie. Ooooh par une intensification infinie de l’intensité finie ! comment une telle chose est-elle possible ? Voyez à chaque fois, on croyait perdu un terme et puis il revient, on en finira jamais quoi ! Ahah qu’est ce qu’il y a de pire, hein ? Vous demandez, je réponds toujours je suis tourmenté par la question qu’il va poser, tout ça. Évidemment tout ça c’est une pensée profondément religieuse. Et quelle religion ? Quelle pensée, quel penseur ! Tout ça, c’est à la base de la philosophie de la nature, ça va constituer toute la grande philosophie de la nature, du romantisme.

Bon et l’intensification infinie de l’intensité finie, comment obtenir une chose pareille ? Et qu’est-ce que ce serait ? Je peux tout de suite nommer ce quatrième stade pour nous mettre tout de suite dans l’ambiance. Ce sera : la colère de Dieu. Ce ne sera plus l’esprit de la nature, ce sera l’esprit de colère ou l’esprit du mal. Ce sera l’esprit du mal en tant qu’il exprime la colère de Dieu. Et à cet égard, Comtesse avait parfaitement raison tout à l’heure de rappeler le thème du mal radical qui va poser un tel problème non seulement chez Kant mais dans tout le romantisme. Ça va être la colère de Dieu. Pourquoi est-ce que l’intensification infinie de l’intensité finie c’est la colère de Dieu. Et bien voilà, voilà, c’est pas évident.

Vous allez intensifier vos degrés d’intensité. Ça veut dire quoi "intensifier" ? Ça veut dire saturer. C’est à dire, vous avez deux degrés à la fin de ma troisième étape, j’avais deux degrés puisque le blanc et le noir avaient glissé sur l’échelle ; j’avais deux degrés comme couleurs qui étaient les intensités finies constituant le contour de la nature et des choses : le jaune et le bleu. Vous allez intensifier le jaune et le bleu. Vous allez le saturer. Vous allez l’intensifier à l’infini. Ça veut dire quoi ? Vous ne cesserez pas de faire jaune sur jaune et vous ne cesserez pas de faire bleu sur bleu. Mais les opérations elles ne se valent pas, parce qu’on a vu : le jaune et le bleu ils ne sont pas symétriques, hein ! Le jaune et le bleu : le jaune c’est le blanc opacifié, obscurci, le bleu c’est le noir atténué, éclairci.

Intensifier le jaune c’est pas très difficile, c’est augmenter son obscurcissement, augmenter son obscurité. Si le jaune c’est un blanc obscur, vous allez augmenter cette obscurité, cet obscurcissement et vous aurez intensifié votre jaune. Vous l’aurez saturé.

Opération inverse, pour saturer le bleu, qu’est ce qu’il faut ? Là il y a juste une malice à comprendre - je vous en supplie puis vous en aurez fini après - Vous aurez tout compris. Rappelez-vous, le bleu c’est un éclaircissement du noir. Pour saturer le bleu, il ne faut pas l’éclaircir encore plus. Il faut diminuer l’éclaircissement qu’il représente par rapport au noir. Comme le bleu c’est pas un noir obscurci ( il n’y a rien de plus obscur que le noir) c’est un noir atténué. Intensifier le bleu c’est atténuer l’attenuation Intensifier le jaune c’est augmenter l’obscurcissement qu’il représente par rapport au blanc. Intensifier le bleu c’est atténuer l’atténuation qu’il représente par rapport au noir.

Intervention : Pas forcément, du négatif du négatif, l’intensification, ça peut être un positif du positif là j’ai l’impression que tu fais jouer un négatif du négatif. C’est à dire...

Deleuze : Ahhhh. Toute couleur est de toute manière opacité. C’est pas : il y a des couleurs claires et il y a des couleurs foncées. Il y aura des couleurs claires et des couleurs foncées, mais toute couleur est plus ou moins opaque. Donc intensifier, c’est de toute manière, indépendamment du négatif et du positif, intensifier c’est de toute manière rendre plus opaque. Saturer c’est de toute manière renforcer l’opacité. C’est pas d’un côté rendre pluss opaque et d’un côté rendre moins opaque. Il n’y a de couleurs que par l’opacité. Pour une simple raison encore une fois c’est que la couleur exprime le rapport direct de la lumière avec un corps opaque. Donc la couleur commence avec ce que Goethe appelle si bien l’humaine opacatum. L’humane opacatum, l’humaine opacatum à votre choix, lumière opaque, hein. Là cette espèce de création bon très prodigieuse de... si bien qu’il n’y a aucune... Là faut pas mettre la dialectique là où elle n’est pas, on en a assez Bon Dieu ! Il me semble qu’il n’y a aucune dialectique, toute couleur est opacité. Intensifier la couleur, qui est une intensité de la lumière, c’est nécessairement la rendre plus opaque. Or la manière de rendre le jaune plus opaque c’est de renforcer son opacité puisqu’il est lui même opacité du blanc. Il est opacification.. assombri... il est assombrissement du blanc. Et opacifier le bleu, comme le bleu est atténuation du noir, évidemment, c’est diminuer l’atténuation. Or qu’est-ce qui se passe ? Et là bon il est facile d’en faire l’expérience si vous faites cela. Et indépendamment de toute intervention diabolique, vous verrez une chose splendide.

Vous verrez que, cette opération d’intensification fait lever et fais naître un reflet rougeâtre. Je dis bien ; un reflet rougeâtre. Le texte de Goethe était si beau que je ne résiste pas à le lire parce que là c’est avec une précision, une espèce de précision scientifique.

“Le bleu ni le jaune...” - Paragraphe 699 du traité des couleurs - c’est divisé en paragraphe très petit. Paragraphe 699 : “le bleu ni le jaune ne se laissent concentrer sans qu’un autre phénomène se produise simultanément...” un autre phénomène, c’est un phénomène d’accompagnement, c’est très important pour moi, vous verrez pourquoi. “Dans son état le plus lumineux, la couleur est quelque chose d’obscur.” Voyez c’est ce que vient de dire l’humaine opacatum, il n’y a pas de couleurs claires ! Il y a des couleurs relativement claires. Mais la couleur dans son essence même est nécessairement lumière opaque. Elle est nécessairement quelque chose d’obscur. Encore une fois jamais Newton n’aurait dit une chose comme ça, ni même conçu une chose comme ça, il ne pouvait pas, lui posant le problème complètement autrement. “Dans son état le plus lumineux, la couleur est quelque chose d’obscur. Si on la concentre, il faut qu’elle devienne plus sombre.” Bon vous avez un jaune sombre, un jaune assombri et un bleu assombri. Mais comme le bleu est une atténuation, ce sera un bleu dont l’atténuation sera atténuée. Il a raison de dire c’est un mouvement dialectique, une négation de la négation, d’accord, oui. J’ai eu tort de dire bien sûr. Mais encore une fois c’est pas ma faute. Si on la concentre donc la couleur, comme elle est elle-même opacité... La couleur est quelque chose d’obscur, si on la concentre il faut qu’elle devienne plus sombre. Mais en même temps, mais en même temps... remarquez c’est deux choses, hein ? Il faut qu’elle devienne plus sombre d’un côté comme de l’autre. Que le jaune devienne plus sombre, que le bleu devienne plus sombre. Mais en même temps elle est dotée d’un reflet que nous désignons par le mot rougeâtre.

Rougeâtre. C’est pas rassurant ça. Paragraphe 700 : “ce reflet augmente constamment, si bien qu’au degré le plus élevé de l’intensification” c’est à dire plus j’intensifie mon jaune et plus j’intensifie mon bleu plus le reflet rougeâtre... hein. Si bien qu’au degré.. est ce que vous me sentez naître la colère de Dieu ? Elle n’est pas dans l’intensification. Au contraire ! Je dirais que c’est l’amour de Dieu qui se récupère comme un fini dans le fini. C’est lui qui intensifie les intensités finies, ou c’est lui qui nous pousse à intensifier les intensités finies. Il nous dit : “vas-y, vas-y, remets du jaune sur le jaune. Et remets du bleu sur le bleu, vas-y.” Et nous, pauvres innocents, on remet notre jaune sur le jaune, le bleu sur le bleu. Et on croit bien faire, à l’infini. Mais Dieu fait lever "en même temps" alors on dit :” j’y peux rien c’est pas moi qui est fait ça.” Hein. Mais en même temps elle est dotée d’un reflet que nous désignons par le mot : rougeâtre ! Ce reflet augmente constamment si bien qu’au degré le plus élevé de l’intensification il prédomine... qu’est ce que ça veut dire ça ? On ne peut pas aller trop vite, il prédomine... je retiens juste que j’ai un reflet rougeâtre des deux côtés.

Voyez, ma quatrième étape c’est l’intensification infinie des intensités finies. Et bien j’intensifie, donc premier moment, (j’ai chaque fois des divisions) donc premier moment de cette quatrième étape : j’intensifie mon jaune et mon bleu. - Deuxième étape : en même temps que je fais ça, un reflet rougeâtre s’élève de part et d’autre. Reflet rougeâtre qui sera quoi ? Qui se présentera comme quoi ? Qui se présentera aussi sous plusieurs formes. Ce sera comme à la "surface" du jaune intensifié ou du bleu intensifié. À leur surface ce sera comme un scintillement... une brillance...

Une commentatrice, une très bonne commentatrice du traité des couleurs de Goethe, Éliane Escoubaz qui venait ici parfois, commentant ce texte de Goethe signalait que chez Homère, le rouge se dit de la mer dans des conditions très très spéciale, pas exactement le rouge, mais le pourpre. On va voir tout à l’heure, le porphyre en grec. La mer est porphyre. Et c’est quoi ? Ça va nous intéresser l’état porphyre, l’état rouge de la mer. Chez Homère c’est lorsque la mer se fragmente ou bien sous les lames de la tempête, ou bien même sous les coups de rames. Une espèce de fragmentation scintillante. Voyez, le scintillement de la mer, ce scintillement c’est la mer porphyre. Ça, c’est l’intensification du bleu.

Et le scintillement d’un jaune qui s’intensifie. C’est aussi, c’est comme le premier aspect du reflet rougeâtre. Et là je recommence avec tout mes exemples, c’est pas seulement la philosophie, car c’est important d’avoir une théorie du scintillement ou du reflet du reflet. Le scintillement comme première image du reflet. Le scintillement je dirais c’est le reflet fragmenté. C’est le reflet qui se compose, se décompose et se recompose. Or il est déjà lié au rougeâtre. Et c’est quoi ça ? Si j’en viens au cinéma c’est pas ma faute que ce soit celui-là qui, qui est, celui que l’on a tout le temps envie de citer. Celui qui a obtenu alors en noir et blanc, les effets de brillance de fragmentations scintillantes les plus puissants, hallucinants parfois. C’est Murnau encore.

Je vois au moins trois, trois grands types d’images de Murnau qui sont des scintillements fantastiques. Évidemment là ça devient, ça devient pour combien d’années ? Je veux dire, je ne sais pas comment on peut sauver ces trucs-là au cinéma. Ils sont condamnés à disparaître.

L’archange de « Faust », l’archange de « Faust » dont les plumes produisent un scintillement pas croyable. Rohmer dans son essai sur le Faust de Murnau. On voit très bien, il y a une page sur le scintillement chez Murnau

Deuxième exemple, « le dernier des hommes », scintillement de la ville. Et là Murnau et pas le seul, les expressionnistes pour eux, la ville c’est avant tout quelque chose qui scintille. C’est pour ça que ça hésite. C’est pas encore le lieu du diable puisque le diable on va voir qu’il lui en faut plus que du scintillement. C’est pas le lieu du diable, c’est pas le lieu de l’esprit humain, c’est là où c’est encore indécis. Et on a complètement tort parce que - par exemple quand il y a les scintillements chez Murnau, euh, j’ai vu des historiens parler parfois de tout d’un coup un impressionnisme qui viendrait prendre le relais de l’expressionnisme. Faut être tapé pour définir l’impressionnisme par le scintillement ! C’est sûrement pas ça. Ça fait complètement partie de la technique de lumière dans l’expressionnisme, le scintillement. C’est précisément, c’est précisément la première figure de ce reflet. Et c’est pas par hasard que les grands scintillements de Murnau sont obtenus à travers des vitres. Les vitres de l’ascenseur dans le "dernier des hommes", qui vont faire que la lumière de la rue scintille à travers les vitres se recompose, se décompose etc.. et scintille là de tous les feux.

Ou bien encore, génie du scintillement dans “Aurore” lorsque le couple à traversé le lac ténébreux et arrive à la ville où son amour va se ressouder. Bien voilà un scintillement qui tourne bien. Autant je dirais le scintillement, c’est comme la première figure de ce reflet rougeâtre.

Et puis deuxième, deuxième figure de ce reflet rougeâtre, il augmente ! Goethe vient de nous le dire, il augmente. C’est plus une espèce de brillance scintillante, il augmente. C’est à dire, il est vraiment reflet. Il augmente, il augmente et il ne cesse pas d’augmenter. Ça veut dire quoi ça, il ne cesse pas d’augmenter ? Qu’est ce que : c’est l’infini qui s’est réintroduit dans le fini ? Ça c’est le travail de l’infini dans le fini. À force de pousser l’intensification, on va arriver à quoi ? Non plus à un reflet rougeâtre qui était comme l’annonce d’une menace, mais à un rouge flamboyant - qui ne doit plus rien ni au bleu ni au jaune qui n’étaient que des déterminations finies - et qui va reconstituer l’infini dans le fini.

Un rouge qui ne doit plus rien ni au jaune ni au bleu. Bien plus qui les consument, qui les enflamment. Et qui n’est plus rien non plus qu’un reflet rougeâtre les accompagnant, mais un flamboiement, un flamboiement qui les fait disparaître. Il n’y a plus que le rouge-feu, et le rouge-feu détruit et la nature et ses objets. Et le rouge feu là, embrase, consume. Schelling insistera sur ce point, le "feu de Sodome". Et à ce nouveau stade encore on trouve Murnau et on le trouve de deux façons il me semble, deux procédés de Murnau. On trouve d’abord le feu splendide parce que, imaginez-vous, faire ça en noir et blanc... Les moyens de capter le feu en noir et blanc, c’est pas facile. Les procédés de Murnau étaient extrêmement compliqués.

On le trouve dans Faust encore, sous quelle forme ? les grands bûchers. Le bûcher où Faust jette ses livres. Et puis le bûcher des pestiférés surtout ; là c’est plus du scintillement, c’est une espèce de flamboiement. Je dirais c’est de la pré-couleur, c’est faire de la couleur avec...c’est du rouge l’écran est rouge.

Voilà, il y a ces feux et puis il y a un procédé beaucoup plus curieux chez Murnau, qu’on trouve évidement dans "Nosferatu" ou le reflet rougeâtre et du bleu et du jaune pourraient-il se rejoindre sinon dans un personnage aussi démoniaque et supra naturel que Nosferatu ? Quelle horreur ! Nosferatu c’est la colère de Dieu.

Et qu’est ce qu’il fait le Murnau, qu’est ce qu’il fait ? Pas toujours, quelquefois, ça a été analysé, ça a été très bien analysé dans le livre de Bouvier et Leutrat qui analysent plan par plan Nosferatu. Un truc étonnant, il a un fond, un fond ténébreux sur lequel se détache, mettons un fond noir. La porte du château ouverte et Nosferatu est sur ce fond, se tient sur le seuil de la porte donc sur fond noir. Il y aurait un traitement possible, par clair obscur. Et parfois Nosferatu est saisi en clair-obscur. Mais dans plusieurs cas, entre le fond noir et Nosferatu entre les deux Murnau interpose un spot lumineux. Qui fait que, la silhouette de Nosferatu ne se détache plus sur son fond. C’est comme si à la lettre un undgrund, un sans fond lumineux s’était inséré entre le fond et la figure.

Si bien que Nosferatu est projeté vers nous et en même temps perd toute épaisseur. Il n’est plus qu’une figure plate qui flamboie dans cette espèce de feu, qui n’est motivé par rien. Là aussi c’est comme un peu les lumières du Caravage ; quand il vous flanque une lumière, qui est comme on dit : pragmatiquement justifiée par rien. Et là cette lumière-là précisément va constituer la jonction des deux intensifications. C’est à dire elle va valoir pour un rouge pur, voyez ce que j’appelle le travail de l’infini dans le fini. C’est lorsque les deux lignes d’intensification du jaune et du bleu ont chacune dégagé le reflet rougeâtre sur toute leur série, les deux séries se rejoignent, il n’y a plus ni jaune ni bleu, il y a un rouge pur auquel Goethe et bien d’autres, réservent le nom de pourpre. Le pourpre étant défini comme un rouge qui n’est ni jaune ni bleu.

Ah ! mais pour en finir, un rouge qui n’est ni jaune ni bleu, qu’est ce que c’est que ça ? Et bien c’est bien connu, d’une certaine manière on peut dire : ce n’est pas dans la nature. C’est pour ça que l’esprit de la nature s’y brûle, c’est le flamboiement de l’esprit de la nature. C’est la nature dépassée. C’est l’esprit qui se retrouve lui-même hors de la nature. Pourquoi est ce que le rouge pur ce n’est pas dans la nature ? Vous le savez. Parce que les deux bouts de l’arc en ciel ne ferment pas. Ce malheur de la nature qui est la marque de sa finitude, c’est à dire finalement, la marque de son impuissance à constituer une totalité. Donc la marque de son "égoïsme". L’arc en ciel à un bout, à un rouge jaune à l’autre bout un rouge bleu. Mais le rouge jaune et le rouge bleu de l’arc en ciel ne se superposent pas. Sauf par expérience prismatitique, c’est à dire lorsque vous les faites se superposer. Cette insuffisance radicale de la nature qui nous montre que : la nature n’est pas le véritable lieu de l’infini.

Donc loin d’exprimer le sommet de la nature, le pourpre exprime le moment où la nature brûle et où l’esprit va se retrouver dans ce foyer : c’est la colère de Dieu. Autant dire : le pourpre n’appartient pas à la nature, il appartient à l’esprit. À l’esprit retrouvé, mais l’esprit retrouvé se présente sous quelle forme ? La première figure de l’esprit retrouvé ce sera, hélas, l’esprit du mal. C’est Nosferatu, c’est Méphistophélès. Et en effet chez Murnau aussi, dans Faust, la tête de Méphisto est phosphorescente. Tout comme était aussi phosphorescent Nosferatu qui avait perdu toute épaisseur. C’est affreux cette histoire : cette colère de Dieu, cet esprit du mal... Alors là à plus forte raison, t’as raison, c’est de la dialectique, il faut passer par là. Il faut passer par Nosferatu pour retrouver les anges, il faut passer par Méphistophélès. Quoi ? »

Intervention : « A condition qu’on en reste là à Nosferatu »

Deleuze : « Toi tu veux t’arrêter tout de suite à Nosferatu. D’accord chacun peut s’arrêter au moment où il veut, mais enfin il va te manquer quelque chose. Tu vas être bien embêté parce que comment expliquer ? jusque-là ça va - mes derniers points seront pour la prochaine fois. Après comment expliquer Et là aussi le rouge, ce rouge flamboyant c’est quoi ? Une seconde figure de l’instant. Ce n’est plus l’instant fini, ce n’est plus l’instant comme degré de l’intensité finie, c’est l’instant comme intensification, c’est à dire travail de l’infini dans le fini. Et, en effet, l’oeil qui voit, l’instant de l’oeil qui voit, c’est la brûlure de l’oeil. Les romantiques allemands diront les effets de la brûlure de l’oeil. L’instant de la brûlure. C’est beau tout ça. J’ai des soupçons, c’est peut-être pas vrai. Mais c’est beau ! Alors, vous comprenez, il veut s’arrêter à Nosferatu, d’abord c’est très désagréable parce qu’évidemment il se met à la place de Nosferatu. Mais si on prend la loi sacrée : mettez vous toujours à la place de la victime ... Mais dans le cas de Nosferatu ça fait rien après tout, on s’y retrouve quand même. Mais c’est pas possible car comment expliquer que le rouge, le rouge cette couleur terrible, terrifiante, couleur de la nature embrasée, qui est la manifestation de l’esprit du mal, soit aussi... et éveille en nous un sentiment irrésistible. T’entends ? Oui, t’entends ? Un sentiment irrésistible de noblesse et d’harmonie. C’est au nom de Nosferatu... D’accord, bon, bon, bon, on va dans l’esprit de Goethe. C’était autre chose. C’était pas la noblesse propre à Nosferatu, c’était une noblesse d’un autre type.

La réponse nous annonce une cinquième étape, et ce sera pas pour nous étonner.

Je voudrais juste en rester là pour qu’on reprenne les choses la prochaine fois à partir de ce que vous avez compris ou pas compris. Pas pour nous étonner. C’est que, ce que le rouge va susciter en nous c’est quoi ? C’est une irrésistible aspiration à quoi ? A la totalité. Cette totalité dont la nature était privée puisqu’elle n’arrivait pas à faire coïncider son rouge jaune et son rouge bleu. Donc qui appelait l’esprit du mal. Mais l’esprit du mal qui n’embrase la nature que parce que la nature n’avait pas de rouge, et bien il doit faire place lui-même à l’esprit du bien, c’est à dire le salut. Car ce que la nature n’a pas, l’esprit peut lui fournir sous forme d’une totalité harmonieuse de toutes les couleurs valant comme intensité.

Intervention : Il y a un tableau de Matisse qui est extraordinairement rouge qui donne une extraordinaire notion de la totalité, il peint vraiment rouge sur rouge... »

Deleuze : Ah, c’est intérressant ça. Je ne vois pas, si tu trouves une reproduction, tu me la montrerais..

Dans la salle : Il est à Beaubourg.

Deleuze : Ah, toi tu vois aussi ce tableau toi ? Il est à Beaubourg ?

Alors ce que je vous demande pour la prochaine fois c’est de reprendre un peu tout ça et dire ce qui vous paraît aller ou ne pas aller. Et puis on avancera, on fera la fin. Car réfléchissez à ceci : au niveau du rouge tel que je viens de développer, je voudrais que vous sentiez qu’on retrouve exactement le problème du “sublime dynamique”. C’est ça que je voudrais montrer la prochaine fois : que le rouge et le sublime dynamique s’équivalent tout à fait.”