Sur Foucault le pouvoir

Cours Vincennes - St Denis
Cours du 20/05/1986

Je voudrais aujourd’hui finir ou presque finir ce que j’avais à vous dire pour mon compte. Et l’on fera encore deux séances auxquelles ne viendraient que ceux que ça intéresse. L’une des deux séances en grande partie consacrée aux questions ou aux problèmes que vous-mêmes vous avez à poser sur l’ensemble de cette année. Pour voir ce qui vous paraît... questions de toutes sortes qu’on verrait ensemble, mais il faut que vous ayez quelque chose à... il faut que vous ayez une réaction immédiate à tout ce que... Et puis l’un d’entre vous nous ferait entendre une œuvre de Boulez, ou plutôt des passages d’une œuvre de Boulez, pli selon pli, dont on chercherait à voir pourquoi ce titre en apparence étrange. Voilà, c’est pour dire que mon problème aujourd’hui c’est de tirer les conclusions. Je rappelle les petites fiches vertes, ça devient urgent de me les donner... Bien, la dernière fois, vous vous rappelez, nous avions vu un certain thème concernant les rapports entre les rapports de forces, c’est-à-dire les luttes, les luttes de pouvoir et les modes de subjectivation. Et dans beaucoup de directions, on tournait autour d’une chose que Foucault avait développée, de plus en plus développée à la fin de ses travaux, à savoir que les luttes sociales, et l’émergence de nouvelles luttes sociales impliquent, supposent, de nouveaux modes de subjectivation. Ce qui était une manière de confirmer les deux dimensions, la dimension du pouvoir et la dimension de la subjectivation telle qu’on la découvrait dans les derniers livres de Foucault. Alors j’ai demandé aussi à l’un d’entre vous s’il y avait des précisions à apporter, par exemple au niveau du mouvement italien. Euh... Et Eric a bien voulu, là, s’occuper un peu de ça. Oui, comment tu verrais, toi, le rapport...

Eric : (inaudible)

Deleuze : là, Eric, je crois que tu as montré, vraiment, l’essentiel, c’est très riche tout ce que tu dis ; C’est... Est-ce que tu peux ajouter quelque chose au niveau du cerveau collectif ? Sur les modes de subjectivation ou l’équivalent des modes de subjectivation. Et puis on en resterait là, parce que c’est exactement ce que je souhaitais sur les luttes, les luttes et la production d’une nouvelle subjectivité.

Eric : inaudible

Deleuze : oui, oui, oui, mais aujourd’hui, c’est un moment de calme, je veux dire : l’erreur est de croire que ce moment de calme durera. Eh bien écoute : merci beaucoup, parce que, en effet, c’était très riche, et c’est important que toute cette histoire du marxisme est déjà comme à côté de l’Ecole de Francfort... Est déjà comme préfiguré dans le cadre du marxisme..., dans les deux cas, est préfiguré ce lien entre nouvelles luttes - nouvelle subjectivité.

Je pense qu’une telle remarque est sans aucun intérêt. Euh... pourquoi ? Parce qu’il ne réintroduit pas le sujet, mais il nous propose une certaine conception de ce qu’il appelle un mode ou un processus de subjectivation. Constater que c’est une réintroduction du sujet, je dis, m’apparaît sans aucun intérêt, si on ne fait pas cette tâche minimum accompagner Foucault dans son parcours, c’est-à-dire : pourquoi ? Quel besoin en a-t-il ? Alors on peut, peut-être répondre que c’est parce qu’il avait posé le problème du pouvoir de telle façon qu’il se trouve devant cette nécessité. On peut regretter qu’il ait posé le problème du pouvoir de cette façon, je sais pas, tout est possible, mais, si on l’a suivi jusqu’au moment où il pose le problème du pouvoir de cette façon, je dis que l’on se heurte à la question très intense qu’il finit par se poser à lui-même : comment franchir la ligne ? Vais-je rester du côté du pouvoir ? Et, si l’on participe à cette question, donc si on l’a accompagné assez longtemps, en pensée, on voit bien que la réponse en découle. S’il est possible de franchir la ligne, c’est-à-dire de passer de l’autre côté du pouvoir, ce sera sous forme et en suivant un nouvel axe ou en dégageant une nouvelle fonction. Ces fonctions, nous avons vu en quoi elles consistaient selon lui... plier le dehors, le pli du dehors ou, si vous préférez, plus concrètement, la manière dont la force - la force vient toujours du dehors - la manière dont la force se plie sur soi. C’est ça qu’il appelle l’intérieur de l’extérieur, vous vous rappelez, l’embarcation, la nef des fous qui est à l’intérieur de l’extérieur.

C’est une certaine manière de dire... c’est comme si on nous disait : ah, mais il restaure l’intériorité. C’est pas ça qui est intéressant. Quand le mot « intérieur » apparaît, il apparaît pas en doublet avec l’extérieur, il n’apparaît pas dans un rapport d’opposition avec l’extérieur. A l’opposition intérieur- extérieur se substitue l’idée qu’il y a un intérieur de l’extérieur et qu’il n’y a pas d’autre intérieur. Ça peut paraître encore obscur. Il n’y a pas du tout un intérieur en opposition avec l’extérieur. Il n’y a pas restauration d’une intériorité, il y a découverte d’un mouvement de l’extérieur, à savoir le mouvement par lequel l’extérieur constitue un intérieur qui est l’intérieur de l’extérieur. Et on a vu comment, en d’autres termes, on a vu en quoi consistait ce mouvement de la subjectivation, c’est une fonction dérivée, cela dérive du rapport de forces. Ce qui dérive du rapport de forces, c’est le ploiement de la force sur soi. Alors, cette dimension de la subjectivation, on l’a vu, elle va être reprise par le pouvoir, récupérée par le pouvoir, mais de nouveaux modes de subjectivation vont se creuser, se constituer. Si bien que nous nous trouvons bien devant les 3 axes et c’est eux qu’aujourd’hui, dans cette séance, que je voudrais essayer de remettre en place.

C’est comme... à la fin, dans un de ses derniers entretiens, Foucault dit : c’est comme trois ontologies. L’ontologie du savoir, l’ontologie du pouvoir et l’ontologie du soi. Il n’emploiera pas le mot sujet, hein. Le produit de la subjectivation c’est le soi. Il n’emploiera pas le mot sujet pour mieux indiquer que l’intérieur n’est jamais que l’intérieur de l’extérieur. Ontologie du savoir, ontologie du pouvoir, ontologie du soi. En d’autres termes, il y aurait un être-savoir, un être- pouvoir et un être-soi.

Je pense à du latin, à une expression que je vous avais déjà citée, qui me paraît très belle, elle appartient à Nicolas de Cues, auteur de la Renaissance. Nicolas de Cues avait inventé un mot, en latin : pouvoir se dit posse, P, O, deux S, E. Et le verbe être à la troisième personne, il est, se dit est, E, S T. et voilà que Nicolas de Cues inventait l’expression le possest, P, O, deux S, E, S, T. Le possest, pour désigner l’être-puissance, l’être-pouvoir. Alors ce qu’il entendait par puissance, par pouvoir, ça ne nous intéresse pas ici, parce que c’est très différent de Foucault, mais je retiens cette formule pare ce qu’elle va peut-être nous servir, le possest. Et on pourrait dire que, chez Foucault, il y a 3 ontologies, 3 êtres. Alors on ferait la même chose : l’être-savoir, en latin, ce serait quoi ? Savoir ça se dit scire, SCIRE. On dirait : il y a un sciest, SCIEST, il y a un être-savoir, le sciest. Et puis il y a un être-pouvoir, le possest. Et puis il y a un être soi, le se, puisque soi se dit se en latin, le se-est. Ces formules barbares, est-ce qu’elles ajoutent quelque chose ou bien est-ce que c’est pour le plaisir ? Pourquoi, en tout cas ? Elle insiste sur le caractère ontologique des 3 axes et, en même temps, ce sont des ontologies historiques.

Pourquoi ? Parce que chez Foucault tout est toujours mis en variation. Tout est toujours mis en variation. En ce sens, tout est historique. Et pourtant il nous dit, de tout son travail, ce n’est pas du travail d’historien pourquoi ? Ce n’est pas du travail d’historien parce que je crois que la seule chose qui intéresse Foucault - et que, par-là, il est d’une certaine tradition kantienne - c’est l’étude des conditions. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les comportements qui se manifestent, il ne fait pas une histoire des comportements. Il ne fait pas plus une histoire des idées, il l’a dit mille fois. Beaucoup de livres se réclamant un peu de lui font de l’histoire du comportement ou de l’histoire d’idées, lui n’a jamais voulu en faire. Il prétend faire une histoire des conditions sous lesquelles des comportements apparaissent et des énoncés dans lesquels les idées sont prises, en d’autres termes, une histoire des conditions du savoir.

De même il ne fait pas une histoire des institutions, il découvre dans les rapports, dans ce qu’il appelle rapports de forces ou microphysique, les conditions de toute institution, puisque les institutions ne feront qu’actualiser de tels rapports de forces. Et de même il ne fait pas une histoire de la vie privée, ce qui est possible, ce qui est fait, continue à être fait. Il fait une histoire de la subjectivation comme condition de toute vie privée. Seulement voilà, chez lui, en quoi est-ce que c’est quand même de l’historique, bien que ce ne soit pas du travail d’historien ? C’est que, chez Foucault, les conditions ne sont jamais les conditions de l’expérience possible, comme chez Kant, en d’autres termes elles ne sont pas plus générales que le conditionné. Elles ne sont pas plus générales que le conditionné. Le langage, par exemple, et la lumière comme conditions du savoir ont chaque fois une existence singulière et limitée. Les rapports de pouvoir sont chaque fois inséparables de tel diagramme et pas de tel autre. La subjectivation est inséparable de telle manière de plier, la détermination des points par lesquels les plis passent.

En d’autres termes les conditions sont singulières et non pas universelles à la manière kantienne. Donc c’est autre chose que de l’histoire, parce que c’est de l’étude des conditions, et pourtant c’est de l’ontologie historique parce que les conditions ne sont jamais générales ou universelles, ou, pour employer un mot philosophique, elles ne sont pas apodictiques, elles sont, il faudrait dire, problématiques ; problématiques en ce sens qu’elles varient à chaque époque et dans chaque fraction sociale. Et je vous disais : aux 3 axes ontologiques, correspondent 3 questions fondamentales : à l’axe du savoir correspond la question « que puis-je voir ? Et que puis-je dire aujourd’hui ? » C’est ça le problème, c’est ça ce qu’il appelle la problématisation ; aujourd’hui ou à une autre époque. À l’époque où je suis, que puis-je dire ? Que puis-je savoir ? Quel est mon pouvoir et quelle est ma résistance au pouvoir - second problème. Troisième problème : quel est le mode de ma subjectivation ? De quels plis est-ce que je m’entoure ? En d’autres termes les 3 axes sont inséparables de ce que Foucault appelle une problématisation. Ce qui signifie quoi, finalement ? C’est que, je crois bien que une seule chose a intéressé Foucault d’un bout à l’autre de son œuvre.

Qu’est-ce que ça veut dire penser ? Qu’est-ce que ça veut dire penser ? Et si l’on pose la question ainsi, je crois que, tout comme il y a 3 axes, il y a dans l’ensemble de l’œuvre de Foucault trois déterminations de ce que signifie penser. Je dirais, en premier lieu, que penser c’est voir et c’est parler. Il faut maintenir « penser c’est voir et c’est parler » à condition d’ajouter : seulement, voilà, comme il y a une disjonction, comme parler ne s’enchaîne pas avec voir, comme il y a une disjonction du voir et du parler, il faut dire que penser se fait toujours entre les deux. Penser c’est l’entre-deux du voir et du parler. Il y a une fissure entre voir et parler, donc penser c’est voir et c’est parler, en tant que penser s’effectue entre le voir et le parler, dans la fissure entre voir et parler, dans la disjonction voir-parler, dans la disjonction voir - parler. Et ça on l’a vu. J’essaie de redire, puisque, là, je regroupe au niveau de « que signifie penser ? ». On l’a vu, le voir n’atteint à la visibilité que comme à sa limite, comme à sa propre limite. Ce qui ne peut être que vu. Parler n’atteint à l’énonçabilité qu’en touchant à sa propre limite. Or il faut bien que la limite respective, que la limite propre à chacun des deux, le voir et le parler, soit comme en même temps la limite commune qui les sépare et qui les rapporte l’un à l’autre en les séparant. Ce qui signifie une chose très simple, là encore, c’est que, oui, c’est dans l’entre-voir-et-parler que la pensée voit et parle et que s’opère penser. Et puis, au niveau de l’être-pouvoir, que signifie penser l’être-pouvoir ? On a vu cette fois-ci qu’il ne s’agissait plus des deux grandes formes, le visible et l’énonçable. Il s’agit de rapports ponctuels, il s’agit de rapports de forces qui vont d’un point à un autre. Ces points sont de véritables singularités, ce sont des points singuliers. Que signifie penser ? Je crois que, là, en son sens le plus général, penser émettre des singularités.

C’est que, vous comprenez, rapports de forces ... rapports de forces dans la mesure où les rapports de forces c’est bien des rapports entre points singuliers, c’est pas seulement entre les hommes et c’est pas seulement au niveau du pouvoir politique. L’être-pouvoir, ou bien le possest, il concerne également la nature, il concerne également les choses. Il concerne aussi bien les choses naturelles que les choses artificielles. De quelle manière ? Ben je dirais : du hasard, déjà, mais le hasard c’est un rapport de forces. En quel sens le hasard est-il un rapport de forces ? Vous jetez les dés au hasard. Vous jetez les dés au hasard. Et vous jetez 3 dés : en sortent 4, 2, 1. Bon, c’est ça un rapport de forces. Peut-être même que le hasard est le soubassement de tout rapport de forces. Entre éléments jetés au hasard, il y a des rapports de forces . Emettre des singularités.

Et une longue tradition qui va jusqu’à Nietzsche, jusqu’à Mallarmé, a comparé la pensée ou a confronté la pensée avec un jeu. Ce qui compte, c’est la nature du jeu considéré. Il est évident que le jeu d’Héraclite, c’est pas le même que le jeu de Leibniz, tous seraient d’accord pour dire : oui, penser, c’est jouer, d’une certaine façon. Les différences, elles commenceraient à partir du moment on demande : oui, mais à quel jeu... quel jeu... à quoi tu joues ? Le jeu d’Héraclite, c’est peut-être pas facile de dire en quoi il consistait, mais il est certain que si j’arrive bien à dire en quoi consiste le jeu d’Héraclite, j’ai compris ce qu’il veut dire. Ce que ses fragments veulent dire.

Et puis, lorsque Leibniz, bien des siècles après, reprendra l’idée que la pensée divine joue et calcule en jouant, il donne des indications très précises sur le type de jeu qui est beaucoup plus proche par exemple des échecs. A savoir : occuper un maximum d’espace avec un minimum de moyens. Il prend lui-même l’exemple de paver une surface. Le pavage. Mais, un coup aux échecs, tout le monde sait, même s’il est très mauvais joueur, tout le monde sait que c’est singulièrement un rapport de forces... pas entre les deux joueurs, ça n’aurait aucun intérêt, ça c’est la psychologie du jeu, mais l’ontologie du jeu c’est que chaque pièce est une ligne de forces. Chaque pièce est une ligne de forces et il y a une grande variété de lignes de forces, mais, pour les amateurs, je rappellerai par exemple que (inaudible) un autre jeu comme le go est d’une nature tout à fait différente, si bien qu’il ne suffira jamais de nous dire : penser c’est jouer, il faudra toujours nous dire à quel jeu on pense, de quel jeu il s’agit.

Est-ce que c’est jouer aux échecs ou est-ce que c’est jouer au go ? Est-ce que c’est jeter les dés au hasard ? Est-ce que... c’est quoi ? Mais, si j’en reste à la généralité sur laquelle pouvait se faire l’accord... oui, penser c’est jouer, c’est-à-dire, si l’on prend cela comme signe fondamental du jeu : penser c’est émettre un coup de dés. Et voyez ce que veut dire... c’est pas une métaphore, c’est pas un truc poétique, ça veut dire émettre des singularités et, de cette émission de singularités, découlent des rapports entre les points singuliers, entre mes 3 faces, l’une qui montre 4, l’autre qui montre 2, l’autre qui montre 1, il y a un certain rapport de forces ; et, là, prend tout son sens, vous vous le rappelez, ce qu’on a vu à propos de Foucault, lorsque Foucault nous disait : une série de lettres, je prends une poignée de lettres et, premier cas, je les lance au hasard. Je dirais ça dans ce texte de l’archéologie du savoir, il y avait déjà le possest, l’être-pouvoir, le rapport de forces, c’est le rapport qui s’établit entre les singularités émises. On pourrait faire l’expérience, on lance une poignée de lettres au hasard.

Mais, à un autre niveau, c’est pas tout à fait au hasard. C’est suivant des probabilités, probabilité de fréquence, par exemple fréquence des lettres dans une langue, vous observez des ordres de fréquence, ou bien des rapports encore plus complexes qui ne sont plus des rapports de hasard, des rapports de fréquence, et puis on avait vu des rapports, peut-être, entre des lettres et les doigts sur un clavier. Et on obtient la série A Z E R T, azert. Là aussi, c’est des singularités entre lesquelles il y a des rapports de forces. Ces rapports de forces, ce sera, cette fois-ci, le rapport des fréquences dans la langue française, les rapports de fréquence entre lettres dans la langue française combiné avec le rapport des doigts de telle manière que vous ayez pas des lettres dont l’association a un haut degré de fréquence et qui ne pourraient être tapées que avec un chevauchement de doigts qui vous ferait perdre du temps. En tous ces sens je peux dire : penser, penser en effet, c’est Mallarméen par excellence, ou c’est nietzschéen par excellence, quand la terre a tremblé sous la... quand la terre a tremblé... je sais plus tiens.... Euh... enfin bref... Zarathoustra. De Zarathoustra à Mallarmé, vous retrouvez, cette fois-ci, au niveau « lancer du coup de dés » ce qui peut-être pointe déjà, d’une certaine manière, chez Héraclite, ce qui sera rationalisé dans le jeu d’échec leibnizien... il y aurait toute une histoire, là, à faire du jeu philosophique et de ses modèles jusqu’à même, même en tenant compte, pour tenir compte vraiment de tout, de tout le monde, de l’idée de Wittgenstein sur les jeux de langage.

Qu’est-ce qu’un jeu ? Je peux juste dire : jouer c’est penser. En quel sens ? Au sens précis : émettre des singularités. C’est ça le domaine de l’être-pouvoir. Quel est mon pouvoir, finalement, Mon pouvoir c’est : émettre des singularités. Et on a vu qu’entre le hasard et la nécessité il y avait tant et tant de transitions, à savoir il y avait ces enchaînements semi-dépendants, qui représentent uniquement des retirages en tant que ces retirages tiennent compte des résultats du tirage précédent ; Or je crois bien que, penser, ça n’est jamais simplement émettre au hasard ou tirer au hasard ; mais que penser c’est constituer ces séries de tirages où le tirage suivant dépend des résultats du tirage précédent, dépend partiellement... et c’est l’ensemble de ces tirages successifs qu’on appelle une pensée. Et s’il y avait un inconscient de la pensée, c’est parce que, dans une pensée qui paraît simple, peut-être y a-t-il mille (inaudible) retirages.

Ce serait ça la seconde définition de : qu’est-ce que ça veut dire penser ? Et puis il y aurait une troisième définition encore. Encore une. Cette fois-ci on dirait quelque chose comme ceci... Je ne voudrais pas du tout vous convaincre, la question... c’est pour ça que je souhaite les laisser  ?, ensuite ce serait à vous de parler, de réagir, je voudrais que ça vous dise quelque chose, si c’est possible ; Cette fois-ci on dirait : penser c’est plier, penser c’est courber. Et ce serait cette fois-ci la pensée de l’être-soi. Non plus la pensée de l’être-savoir, non plus la pensée de l’être-pouvoir, mais la pensée de l’être- soi. Et qu’est-ce que c’est courber ? C’est constituer le dedans du dehors. C’est pas opposer un dedans au dehors. C’est pas se recueillir en soi-même, c’est plier le dehors. Constituer le dedans du dehors. Doubler le dehors d’un dedans qui lui est co-présent, coextensif ; on dira : qui avec le dehors constitue un dedans qui est, avec le dehors, dans une relation topologique. Ce serait cette fois la topologie de la pensée. Constituer un dedans qui serait coextensif au dehors... sous la condition du pli. Constituer un espace du dedans - expression de Michaux, l’espace du dedans - constituer un espace du dedans qui serait coextensif au présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli. On dirait que tout l’espace du dedans est topologiquement en contact avec l’espace du dehors. Et le dedans, sans doute, condenserait le passé, tout comme le dehors ferait advenir le futur, si bien que le pli ne serait rien d’autre que la ligne du temps. Le pli sur lequel se confondent comme coextensifs le dehors et le dedans.

Vous me direz : je sais pas, tout cela est confus... Après tout c’est pas facile de dire ce que signifie penser. En tout cas nous aurions les trois réponses de Foucault. Penser conformément à l’être-savoir, oui c’est voir et parler, mais dans l’entre-deux de voir et de parler... ou plutôt, pour faire plus joli, oui c’est voir et c’est parler mais dans l’entre-deux de parler et de voir. Et puis il y aurait la réponse de l’être-pouvoir : c’est émettre des singularités, c’est émettre un coup de dés. Et puis il y aurait la réponse de l’être-soi, penser c’est ployer le dehors, c’est ployer la force de manière à constituer un dedans, topologiquement au contact avec le dehors, coextensif et coprésent au dehors. Peut-être est-ce qu’on est en mesure..., je sais pas, là, il faudrait être en mesure de construire une espèce de... et de le commenter sans... une espèce de diagramme de Foucault. Essayons de faire un diagramme ou une espèce de euh... on peut se lancer dans cet exercice, euh... oui, une espèce de portrait philosophique, quoi. Qu’est-ce que je dirais, si j’essaie de regrouper vraiment tout notre travail de cette année ?

Bon, vous ouvrez... vous avez très chaud ? Vous ne tenez pas le coup ? Euh... ceux qui se sentent mal, il faut pas rester, il faut aller prendre l’air, je sais pas, je ne sais pas quoi faire. Il fait très chaud, oui ; il y a une solution : c’est que je prenne votre faute sur moi et que ce soit moi qui m’écroule ! (inaudible) Voilà. Je vais vous dire, nous partons, nous partons des strates, c’est-à-dire des formations dont on a parlé depuis le début. Et si j’essaie de faire le portrait des strates, vous me direz... (il dessine au tableau) ... et j’appelle ça 1, ou l’être-savoir. Alors, indépendamment de ces (inaudible), pourquoi (inaudible) ? On va le faire voir, on va stratifier. (...) Je dis ça... [il continue à dessiner au tableau... je dis : oui, ce sont des formations stratifiées et, là, vous avez le visible et ses tableaux. A chaque épaisseur il y aura une formation sociale, formation sociale 1, formation sociale 2, formation sociale 3 et les tableaux ou visibilités, les conditions de ce qu’on peut voir sur cette strate. Et puis, là, vous avez non pas les visibilités, mais les énoncés, ce pourquoi j’ai fait ces petites choses puisque vous vous rappelez l’assimilation des énoncés avec des courbes. Tandis que les visibilités procèdent par tableau, les énoncés sont l’équivalent de courbes.

Bon, mais ça c’est un détail, c’était pour faire plus joli. Et (inaudible) chaque formation sociale, il y a aussi ce qu’on peut dire, ce qu’on peut dire sur telle formation, ce qu’on peut dire sur telle autre formation, ce qu’on peut dire sur... (inaudible) donc les strates qui consistent en visibilités d’une part, énoncés d’autre part. Ça va jusque-là ? formation stratifiée, c’est donc l’être-savoir. Je veux dire : il ne cesse pas de nous parler de ça jusqu’à L’archéologie du savoir. C’est ça l’archive. Je disais : l’archive, chez Foucault, elle est audiovisuelle : les énoncés, les visibilités. Pourquoi cette béance ? Cette béance... heureusement, heureusement que j’y ai pensé ! Vous vous rappelez : parler ne s’enchaîne pas avec voir, il y a disjonction du voir et du parler. Parler ce n’est pas voir et voir ce n’est pas parler. Il y a béance entre les deux. C’est cette béance ou cette disjonction que j’ai marquée ici. Nous sommes, là, déjà, comme lecteurs de Foucault pris dans une espèce de labyrinthe et, dès le début de l’année, je vous avais lu un texte admirable, mais, là, cette fois-ci, on va ajouter... je voudrais faire comme une espèce de commentaire littéraire pour nous aider tous dans une compréhension, pas un commentaire philosophique, enfin pas encore.

Vous vous rappelez peut-être le texte de Melville emprunté à un des plus beaux romans de Melville, Pierre ou les ambiguïtés, et où Melville nous dit que la pensée, elle a affaire avec les strates, mais qu’elle n’a pas seulement affaire avec les strates. Je résume, je dis : au point où j’en suis, là, de ce dessin, nous allons de strate en strate, nous allons de formation en formation. Et sur chaque formation il y a du voir et il y a du parler. Il y a les visibilités que l’on peut saisir, les énoncés que l’on peut formuler. Et vous vous imaginez... imaginez... imaginez-vous comme hors du temps, passant d’une strate à une autre, du XVIIème au XIXème siècle etc. Chaque fois vous cognant contre des visibilités d’un nouveau type : ah ! Quelque chose qu’on n’aurait pas pu voir à tel niveau et qu’on peut voir maintenant, mais avec, seulement, des secrets perdus, quelque chose qu’on voyait et qu’on ne sait plus voir... tout ça.

Mais alors, nous sommes un peu affolés : nous allons de strate en strate, mais nous cherchons quoi ? Qu’est-ce que nous pourrions chercher, sinon la substance non-stratifiée ? Si vous me dites : mais pourquoi chercher une substance non- stratifiée ? Eh ! C’est pas ma faute, on voit bien que ça peut pas suffire, ou alors nous sommes condamnés, nous sommes prisonniers de notre formation et puis voilà ! Nous verrons ce que nous sommes appelés à voir sur cette formation, nous dirons ce que nous sommes appelés à dire, si c’est ça notre condition. C’est pas qu’il faille de l’espoir à tout prix, mais je suppose... là c’est pas de l’ordre des raisonnements abstraits... Le fait est que nous cherchons autre chose à travers cela. A à travers les visibilités et à travers les énoncés, à travers nos énoncés et à travers nos visibilités, nous cherchons autre chose. La plus simple réponse, puisqu’elle n’engage à rien, c’est : nous cherchons le non-stratifié, enfin quelque chose qui ne soit pas stratifié. Qui aurait l’idée d’aller chercher la vie dans l’archive ? Si nous cherchons un peu de vie, peut-être qu’il faut le faire à travers l’archive, mais il ne faut pas rester dans l’archive. Ces strates, qu’est-ce que c’est, là ?

Comme dit Melville, je relis le texte qui est si beau, puisque maintenant nous sommes en mesure de lui donner son plein sens et son prolongement : « la vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes. Il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien » C’est la besogne de l’archiviste. « démailloter la vieille momie ». « La vieille momie » ça veut pas dire les formations passées, encore une fois, l’archive, elle est aussi bien du présent que du passé, la vieille momie, c’est déjà nous. Nous sommes tous le pharaon, quoi. Nous sommes tous déjà des vieilles momies. Ça, qu’est-ce que c’est, ça ? Ce que je viens de dessiner, vous ne le saviez pas encore, mais, ça, c’est la momie, c’est la momie de l’archéologie et les formations, les strates, les strates superposées, ce sont les bandelettes. Ce sont les bandelettes. Nous allons de strate en strate. Nous allons de bandelette en bandelette. Pourquoi ?

Ben parce qu’il faut du temps pour démailloter la vieille momie. Et le jeune archiviste, comprenez, le disciple de Foucault, le jeune disciple de Foucault, supposons qu’il s’appelle Pierre : « parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde... » c’est-à-dire la strate la plus proche... « il s’imaginait dans sa folie qu’il avait déjà atteint à la substance non-stratifiée » Non, sans doute il faudra rester longtemps dans l’archive avant d’avoir la moindre idée. « Si loin que les géologues... » et les géologues, c’est les archéologues aussi... « Si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la terre ils n’ont trouvé que strate sur strate car, jusqu’à son axe... » l’axe du savoir... « car, jusqu’à son axe, le monde n’est que surfaces superposées ». C’est le monde des strates, fait de bandelettes... Alors, là, nous sommes en train de nous égarer dans les strates comme dans un labyrinthe. Et pourtant nous sommes à la recherche de la substance non-stratifiée. Que faire ?

Je vois que deux mouvements possibles pour que l’archéologue cesse d’être archéologue et devienne autre chose qu’archéologue, c’est-à-dire homme du savoir et de l’être-savoir... (inaudible) essayer de monter au-dessus des strates (il dessine au tableau) ou bien s’enfouir de plus en plus dans l’idée que, tout au fond, l’élément non-stratifié (inaudible) souterrain substratique... ou est-il aérien ? Là, le pauvre archéologue, il va aller là ? Est-ce qu’il va aller là (il dessine) … Bon. Bien. Melville nous dit déjà : faites attention quand vous vous enfoncez. « Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide... » La pyramide c’est les strates, c’est l’élément stratifié. « Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements nous parvenons à la chambre centrale... ». La chambre centrale, c’est la chambre funéraire... « A notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle... » et nous espérons, là, atteindre le non-stratifié. Peut-être que... peut-être que on a raison. Melville nous dit : non ! « Nous levons le couvercle et il n’y a personne. L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. ». « L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant » : je cherchais l’intérieur, je n’ai trouvé que le vide.

C’est ce qu’on appellera la zone stratique ou l’être-savoir. Au-dessus des strates, qu’est-ce qu’il y a ? Au-dessus des strates. Si les strates sont à terre, il y a l’aérien ou l’océanique. Et c’est peut- être là l’élément non-stratifié. Qu’est-ce qui me dit qu’il y a quelque chose au-dessus des strates ? C’est presque la nécessité d’une raison, raison à quoi ? Entre les deux morceaux de strates, les visibilités et les énoncés, il y a disjonction. Et pourtant il y a entrecroisement. Il n’y a pas conformité et pourtant l’un répond à l’autre. Il y a une correspondance sans conformité, c’est-à-dire que des visibilités répondent à l’appel des mots bien que je ne voie jamais ce dont je parle. Et des mots répondent à la suggestion des visibilités bien que je ne parle jamais ce que je vois. Vous vous rappelez, ça a fait l’objet de notre étude tout un trimestre : comment est-ce qu’il se fait qu’il y ait une correspondance sans conformité puisque ce sont deux formes disjonctives ? Et pourtant il y a correspondance.

Et la réponse de Foucault c’était : il faut trouver la raison de la correspondance dans une autre dimension. Cette autre dimension, je l’appellerai cette fois-ci zone d’ombre, par commodité, comme ça, par goût de faire littérature, zone océanique ou zone atmosphérique ou zone de Bichat. Je ne précise même plus pourquoi je l’appelle zone de Bichat, c’est la zone des (inaudible) partielles, enfin je le précise, ça va être quoi ? C’est, on le sait, c’est le domaine de l’être-pouvoir, c’est-à-dire des rapports de forces comme rapports entre singularités. Rapports de forces comme rapports entre singularités. Alors, faisons-le (inaudible) (il écrit au tableau). Il faut imaginer ça très agité, ça très lourd... (il dessine au tableau) (inaudible). La terre des énoncés et puis là, ces petits machins, c’est de la terre dont se dégagent des formes, formes du visible, forme de l’énonçable. Là il n’y a plus de forme. Qu’est-ce que c’est ces petits machins ? Ben, ça, c’est des points. il n’y a plus de forme, mais, là, dans ma zone océanique, c’est l’être-pouvoir, c’est le déploiement de la puissance. La puissance se déploie sous quelle forme ? Non... c’est... (inaudible) elle se déploie comme rapports de forces entre points singuliers. Si bien que si les petites boules, là, représentent des points singuliers (inaudible) des points singuliers en mouvement perpétuel, eux ils n’arrêtent pas, ils bougent, hein, ils bougent tout le temps.

Vous voyez : je situe des rapports de forces. Les rapports de forces c’est ce que je peux définir entre deux points en rapport à tel moment par rapport à un champ social, c’est-à-dire par rapport à un état de strate... par rapport à un état de strate. Mais c’est déjà le dehors des strates. Il n’y a rien en dehors des strates, mais il y a un dehors des strates et, le dehors des strates, c’est les forces et leurs rapports. (inaudible) (il dessine au tableau)... ça se totalise pas, il n’y a pas de raison que ça se totalise. Je dirai, donc, ça, c’est le domaine des rapports de forces ou de pouvoir. Il n’y a plus ni forme ni personne, nous nous tenions - je cite, hélas, par cœur, hein, c’est à peu près ça, mais lisez en même temps sur le schéma, sur le dessin qui est très explicatif - nous nous tenions non plus comme des personnes... Nous nous tenions au-dessus... Nous tenions au-dessus, non plus comme des personnes, deux phalènes ou deux plumes... Les petites boules, c’est des plumes, hein... Comme deux phalènes ou deux plumes, aveugles et sourds l’un à l’autre... aveugles et sourds l’un à l’autre, c’est-à-dire invisibles et muets, au-delà des visibilités comme des énoncés... Cachés par la poussière que nous nous jetions l’un à l’autre en hurlant « salaud ! Tue, tue ! »

Ce texte très beau, encore plus beau que j’enchaîne comme ça, après Melville, c’est une très belle page de Faulkner dans un roman intitulé L’invaincu et qui raconte la manière dont, en jouant, il s’agit d’un jeu entre un petit blanc et un petit noir qui se battent. « Nous nous tenions au-dessus non plus comme des personnes, mais comme deux phalènes ou deux plumes... aveugles et sourds l’un à l’autre... cachés par la poussière que nous nous lancions l’un à l’autre en hurlant “salaud ! Tue, tue !” » C’est la description des rapports de forces. C’est là qu’à chaque fois on émet un coup de dés. C’est la belle zone, oui, c’est la zone de l’ouragan. Pourquoi ? Mais...plusieurs questions... Pour que mon dessin soit exact, pourquoi j’ai laissé des points hors des rapports de forces ? C’est que, vous vous rappelez, un rapport de forces définit un point affecté et un point affectant. Une singularité affectée, définie par l’affect qu’elle subit, une singularité définie par l’affect qu’elle exerce.

Mais on a vu qu’il y a des singularités d’un autre type, des singularités qui ne sont pas prises dans les rapports de forces et qui seront les singularités de résistance. (inaudible) Laisser la place de singularités libres (inaudible) dans les rapports de forces, encore, et qui entreront dans les rapports de forces pour être non plus des singularités d’être affecté, ou des singularités d’affecter, mais des singularités de résister. Non plus des points d’être affecté, ou des points d’affecter, mais des points de résister. C’est la première remarque à faire sur cette zone qui est perpétuellement... Pourquoi est-ce qu’elle est océanique, perpétuellement brassée ? C’est que, à chaque état atmosphérique correspond un ensemble de rapports de forces c’est-à-dire un diagramme. Et les diagrammes subissent des mutations (inaudible) et je dirais que chaque diagramme est le rapport de forces qui correspond à une strate, celle-ci, celle-là...

Et pourquoi ? Eh bien parce que les dessins, c’est toujours comme ça, dans la tête de celui qui les fait ça illumine tout, dans la tête de celui qui regarde, qui pensait avoir compris abstraitement, (inaudible)... euh... (inaudible). (inaudible) remarquer une chose, c’est qu’il n’y a pas de fissure | ?] et, ça, on s’y attend, si vous avez compris depuis le début, il n’y a pas de fissure au niveau de l’être-pouvoir. Les points informels, c’est la zone informelle, il n’y a pas de forme. La fissure est entre les deux formes du savoir, el voir et le parler. Mais dans les rapports de forces qui n’unissent que des points, points qui ne sont pas encore déterminés comme visibilités ou énoncés, il n’y a aucune béance, aucune fissure. D’où, j’ai prolongé et pourtant, on l’a vu, c’est un ensemble de rapports de forces, c’est-à-dire un état atmosphérique, un état océanique, un état d’être-pouvoir ou, si vous préférez, un diagramme, qui s’actualise, qui s’incarne (il dessine au tableau) dans une formation stratifiée, dans une strate.

C’est bien les rapports de pouvoir qui s’actualisent et s’incarnent dans les formations stratifiées, pourquoi y a-t-il disjonction entre les formations stratifiées ? C’est-à-dire pourquoi n’y a-t-il pas conformité ? Il n’y a pas conformité parce que, on l’a vu, les rapports de forces ne peuvent s’incarner, s’actualiser qu’en se différenciant, qu’en se différenciant dans deux directions, non pas pour leur compte, mais une direction qui donnera le visible sur (inaudible) strate et une autre direction qui donnera l’énonçable. C’est parce que s’actualiser, c’est différencier, c’est se différencier, que il y aura..., que la strate qui ne pourra actualiser les rapports de pouvoir qu’un prix d’une béance, d’une fissure (inaudible) (il dessine au tableau) les deux lignes de différenciation.

Dès lors tout s’explique ! Enfin tout s’explique... Je peux même dire, alors, (inaudible) ce serait encore plus joli (il dessine au tableau) que la béance, la fissure, interstrate, entre les deux aspects, les deux moitiés de strate, la fissure fait comme un appel d’air sur la zone océanographique. Mais, là, j’aurai comme un bouillonnement de singularités et de singularités libres. Ce serait bien. Voilà. Ça, c’est le domaine de l’être-pouvoir. Et puis il y a autre chose encore. Puis il y a autre chose encore. Les forces, les singularités d’où viennent-elles ? On nous dit : voilà, elles viennent du dehors, elles viennent du lointain, bon. Plus profond que tout monde extérieur. Pourquoi ? Parce que des mondes relativement extérieurs et des mondes relativement intérieurs, c’est les mondes stratifiés. Mais, bien au-delà des mondes intérieurs ou extérieurs, il y a le Dehors, il y a la ligne du dehors. Et, sans doute, c’est la ligne du dehors qui émet les singularités qui entrent en rapport, qui entrent dans des rapports variables suivant telle ou telle zone, mais, la ligne du dehors, elle est elle-même, à son tour, au-delà de la zone océanographique. Pour le moment, je vais la représenter comme ça... (il dessine au tableau). Pourquoi est-ce que...

Voilà, la ligne du dehors. La voilà ; pourquoi je l’appelle la ligne du dehors ? Parce qu’elle marque la limite avec la mort. C’est comme si les singularités... Elle est tortueuse... Elle est tortueuse. C’est comme si les singularités tombaient de cette ligne du dehors. Quand elles tombent de la ligne du dehors, alors, oui, elles entrent en rapport et ces rapport constituent des rapports de forces c’est-à-dire des états de pouvoir. Et la ligne du dehors, elle, elle est uniquement porteuse de singularités. Et sans doute chaque singularité est définie par une courbure, quelque chose de cette ligne du dehors... Bon et il faut la concevoir à la fois... sentez : elle est terrible puisqu’elle est la limite avec la mort. Et, en même temps, elle ne se confond pas avec les rapports de forces...

Question : (inaudible)

Deleuze : Ecoute, tout ce que tu veux, hein. Pour le moment, moi je suis dans une telle difficulté que, si tu veux bien, hein, tu me laisses... euh... essayer de m’en tirer et toutes les remarques que tu veux, c’est... après. En principe t’as raison, mais je peux pas m’arrêter à ce que tu dis... c’est déjà bien assez difficile... Je dis : elle est terrible et pourtant ! Et pourtant elle fait pas partie de l’être-pouvoir. Et qu’est-ce que c’est son caractère terrible ? C’est sans doute sa... je dirais : sa vitesse ! C’est sa vitesse. Tellement rapide ! Tellement rapide qu’elle peut nous emporter ! Le pouvoir, lui, nous investit, mais la ligne du dehors, elle risque de nous emporter et de nous emporter à des vitesses non- contrôlables. Et pour poursuivre cette espèce d’appel, tellement ça me paraît vital tout ça, cet appel aux grands auteurs de littérature pour relayer tout ça, pour le rendre plus respirable, je dirais qu’à ma connaissance, il y a deux grands auteurs qui ont su parler de cette ligne du dehors et nous en donner une idée. Et c’est encore une fois Melville et c’est Henri Michaux.

Et Melville, pour nous faire comprendre la ligne du dehors, mais c’est pas une abstraction simplement, chacun de nous a sa ligne du dehors. Melville dit quelle est la sienne ou quelle est celle de ceux qui suivent sur le bateau le capitaine Achab dans Moby Dick, cette fois. Et tout un chapitre, le chapitre 60 s’intitule « la ligne ou la ligne à baleine » et, la ligne à baleine, elle est terrible, pourquoi ? La vitesse de son déroulement qui peut emporter un bras, une jambe, un marin tout entier. Comme le moindre nœud ou le moindre entortillement dans le rouleau lorsque la ligne file pourrait infailliblement enlever le bras, la jambe ou le corps entier de quelqu’un, elle est disposée dans la paille avec le plus grand soin. Certains harponneurs passent presque une matinée entière à cette besogne ». Vous voyez : les harponneurs, ils sont là (il dessine au tableau). Quelles précautions... quelle besogne ils ont à faire pour pas être emportés par la ligne du dehors ! Ils passent presque une matinée entière à cette besogne de façon à éviter (inaudible) se développe... Euh... Deuxièmement, tout le chapitre est prodigieux, il donne toutes sortes de raisons, il décrit, il dit : cet arrangement est indispensable pour la sureté commune car si le bout de la ligne - il faut que le bout de ligne soit libre, ce que montre bien mon dessin, c’est libre là... vous pouvez le prolonger en effet, on peut le prolonger d’un canot à un autre canot... - « cet arrangement est indispensable pour la sureté commune car si le bout de la ligne était de quelque façon fixé au canot, la baleine tirerait la ligne jusqu’au bout en une seule fulgurante minute ».

La vitesse... La vitesse qui est encore pire que le pouvoir. Pire que le pouvoir. Il n’y a qu’une chose pire que le pouvoir et plus atroce : c’est la vitesse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ? « ...en une seule fulgurante minute comme elle le fait parfois et ne s’en tenant pas là entraînerait infailliblement le canot condamné à sa suite dans les profondeurs de la mer ; en ce cas, nul appariteur public ne servirait de rien pour le retrouver ». Ainsi la ligne à baleine enveloppe - je vous demande de retenir ça, puisque ça devance ce qu’on a à faire - la ligne à baleine enveloppe l’embarcation toute entière dans ses méandres compliqués tournant et serpentant autour, dans presque toutes les directions. Tous les rameurs sont prisonniers de ces contorsions périlleuses de sorte qu’ils apparaissent à l’œil craintif du terrien comme des jongleurs indiens qui s’amusent à faire des festons autour de leurs membres avec les plus dangereux reptiles. « plus dangereux reptiles » c’est les segments de (inaudible) de la ligne du dehors. Bon, c’est un chapitre sublime. Mais à quoi bon en dire... Et ça se termine par : « Mais à quoi bon en dire davantage ? Tous les hommes vivent entourés de lignes à baleine. Tous naissent avec des cordes autour du cou. Ce n’est que lorsqu’ils sont devant une mort subite et rapide que les mortels aperçoivent les périls silencieux subtils et toujours présents de la vie. » Voilà. Foucault demandait comment franchir la ligne c’est-à-dire comment ne pas rester du côté du pouvoir ? Bon. Admettons c’est ça, mais sous quelle forme ?

Chacun a sa ligne à baleine. Alors on ajoute : c’est bon, chacun trouve la sienne ou les siennes. En tout cas, (inaudible) et nous la reconnaitront à quoi ? Nous la reconnaitront à la vitesse infinie de ses sinuosités changeantes. C’est à ça que nous la reconnaissons, à sa vitesse. Alors, Melville, d’accord, c’était la corde à baleine, c’était la ligne à baleine. Enfin il savait bien que la ligne à baleine c’était aussi (inaudible). Inutile de vous dire que Moby Dick, la baleine blanche, elle se confond strictement avec la ligne à baleine, puisque le mouvement de Moby Dick c’est la vitesse infinie de la ligne à baleine. C’est la vitesse infinie qu’elle communique et le capitaine Achab c’est l’homme des rapports de forces, mais qui profite de son rapport de forces avec son équipage pour entraîner tout jusqu’à la confrontation de la ligne du dehors, c’est-à-dire de la ligne à baleine. Le second d’Achab dit : Achab tu n’avais pas le droit de choisir la baleine blanche, il fallait en rester au rapport de fréquence, toute baleine est bonne à prendre ! Il fallait en rester aux rapports de pouvoir, aux rapports de forces, d’après leur fréquence. (inaudible) pas le droit de choisir celle-là. (inaudible) pas le droit de faire un choix ! La loi... la loi au sens politique, la loi du pêcheur de baleines, c’est : tu ne choisiras pas ta baleine. Achab a déjà (inaudible) un étrange et monstrueux rapport privé avec Moby Dick, l’abominable baleine. Et c’est en fonction de cela qu’il se sert de ces rapports de pouvoirs pour dépasser les rapports de pouvoir et entraîner ses hommes sur la ligne du dehors où ils vont être tous, sauf un, emportés à une allure folle. Bien.

Michaux. Quand il parle de ses expériences de mescaline dans deux livres, deux livres très beaux : Misérable miracle et Les grandes épreuves de l’esprit. Misérable miracle, page 127 et suivantes : il dit, voilà, le problème de la drogue... vous voyez, ce serait la ligne à baleine, bon... lui c’est la ligne à drogue. Bien. La mescaline. La mescaline, Moby Dick... il y a tant de figures au monde... Ici seulement une ligne... Il explique : il n’y a plus de formes... Destituer toute forme, c’est le pouvoir de la drogue. Qu’est-ce qui se passe ? « Ici seulement une ligne, une ligne qui se brise en mille aberrations » C’est ce que j’ai essayé de représenter, vous voyez, ce sont les aberrations de la ligne du dehors. « Une ligne qui se brise en mille aberrations »... Et vient la formule splendide signée Michaux : « la lanière du fouet d’un charretier en fureur ». Ça répond terme à terme au texte de Melville, on croirait que les marins, là, ont les bras entourés de serpents qui se convulsent. La lanière du fouet du charretier en fureur eut été pour moi du repos à côté de cette ligne. Pas d’apitoiement non plus ; « L’accéléré linéaire que j’étais devenu... » J’étais devenu un accéléré linéaire, c’est la ligne du dehors. La ligne du dehors c’est un accéléré linéaire. L’accéléré linéaire c’est en effet la vitesse... Pardon de rire bêtement, c’est une merveille, vous êtes en avance sur mon dessin ! (rires). Devenir un accéléré linéaire. « L’accéléré linéaire que j’étais devenu ne reculait pas, faisait front à chaque déchiquetage, allait presque se reformer quand la force sur lui plus rapide qu’un bolide.... Etc. c’était atroce parce que je (inaudible) ; toutes les pages suivantes m’amènent à nous dire quoi ? Que le problème de cette ligne, alors, là, vraiment, peu m’importe que ce soit une ligne de drogue... Il faudrait faire une étude comparée peut-être des lignes. Ce qu’il y a de commun, c’est que nous sommes au-delà de toute forme, nous sommes dans l’élément de l’informel. Quel que soit le caractère de cette ligne, elle est définie par sa vitesse.

Vitesse et quoi ? Pas seulement, mais vitesse pas uniforme, c’est-à-dire vitesse et sinuosité. La lanière du fouet du charretier en fureur ou bien le serpent de Melville. Les serpents de Melville ; Vitesse moléculaire, dit Michaux. Et, à ce moment-là, éclate que ce qui intéresse Michaux, tout comme ce qui intéresse Melville, c’est pas tellement les baleines, c’est pas tellement les drogues. La mescaline... Comme il dit la mescaline n’a jamais rien inventé, elle révèle. Euh... C’est comme la baleine... la baleine aussi. Ça veut dire quoi, ça ? Ça veut dire que, ce dont il s’agit, c’est de la pensée. Vous me direz : c’est facile... Ben non, c’est pas facile. Que Moby Dick soit l’impensable, c’est-à-dire euh... que Moby Dick soit dans un rapport fondamental avec la pensée, que la mescaline de Michaux soit dans un rapport fondamental avec la pensée... en fait euh... baleine ou mescaline il ne s’agissait que de la pensée. Si bien qu’il valait mieux vous passer de baleine - de toute façon il y en a plus beaucoup - il vaut mieux vous passer de mescaline, à savoir : qu’est-ce que c’est la ligne, la ligne de haute vitesse. La ligne de haute vitesse qui agit en vous comme le fouet d’un charretier en fureur, c’est la ligne de pensée, c’est la ligne de pensée. Ce qui opère à des vitesses vertigineuses auxquelles vous ne pouvez pas tenir.

Pensez à l’état d’un cerveau. Les vitesses c’est quoi ? Les vitesses moléculaires, les vitesses intra-moléculaires... Encore une fois on finit... maintenant on tient quelque chose, ‘est bien. (inaudible) Vous me direz : c’est bizarre, ça, cette histoire... « que signifie penser ? » qui vient remplacer « qu’est-ce que Moby Dick ? ou la baleine ? » ou bien « à quoi sert la drogue, ». Ça va de soi au point où on en est. Si Moby Dick ne vaut que comme la vitesse moléculaire par excellence, si la mescaline ne vaut que par les vitesses moléculaires qu’elle nous communique, c’est évident que la question qui n’a pas cessé, c’est : qu’est-ce que la vitesse de la pensée ? Par quelles vitesses moléculaires sommes-nous traversés chaque fois que nous pensons ? Car, ce qui constitue la pensée, c’est pas ce que nous pensons. Je regarde quelqu’un et je pense tout d’un coup à autre chose ; ce sont pas ces maigres et pauvres pensées qui comptent beaucoup. C’est la vitesse à laquelle une association s’est faite. Et la pensée c’est la vitesse à laquelle une association s’est faite. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que cette vitesse qui m’a traversé tout d’un coup ?

La pensée c’est pas quelque chose me rappelle autre chose... Dieu que c’est misérable que quelque chose me rappelle toujours autre chose ! La pensée c’est que... et c’est strictement la toute vitesse à laquelle quelque chose me rappelle autre chose. Comment puis-je vivre à de telles vitesses, c’est-à-dire en étant traversé par des vitesses moléculaires ? Comment puis-je vivre au rythme de mon cerveau ? C’est ça que signifie penser... Vous fermez la porte, bientôt on va se reposer, hein, pour toujours... C’est ça... C’est ça... Qu’est-ce que... Que signifie penser, ça veut pas dire : il faut penser ceci ou cela, qu’est-ce que c’est la philosophie ? Bon, c’est affronter la vitesse de la pensée. C’est rien d’autre. C’est affronter la vitesse de la pensée et, à la lettre, s’en tirer comme on peut. Euh... Alors vous me direz : il y a d’autres vitesses qu’on peut affronter... Oui on peut affronter la vitesse de la baleine etc. Mais je crois que, chaque fois qu’on affronte la vitesse, ce qu’on affronte est quelque chose qui vaut comme la pensée, même si c’est une voiture à la con ou si c’est... Il y a quelque chose. Qu’est-ce c’est que cette vitesse moléculaire ? C’est la question de Michaux. Et comment y survivre ? Bon.

Et là, moi je pense à quelque chose qui me frappe énormément. C’est un des plus grands philosophes parmi les plus grands philosophes, c’est Spinoza. La chose qui me frappe dans L’Ethique, je dis ça pour ceux qui ont lu L’Ethique, c’est que L’Ethique comporte cinq livres. Et 4 se font suivant un cours assez... serein et majestueux. Absolument... C’est de la géographie. La géographie de L’Ethique elle est très curieuse... une espèce de... (inaudible) Et je dirais : bien sûr c’est déjà de la pensée ! Et puis le livre V change de ton. Et, alors que, avant, il ne laissait rien dans l’ombre, il démontrait tout suivant une méthode géométrique, le livre V va être quelque chose d’extraordinaire parce que, à la lettre, jamais on n’a pensé à une telle vitesse. Et c’est des raccourcis fulgurants. C’est des ellipses. Un mathématicien m’avait expliqué une fois ce que c’était - et c’était passionnant ce qu’il disait, ça m’avait beaucoup frappé - ce que c’était que une démonstration euh... vraiment créatrice faite par un mathématicien. Evidemment c’est pas comme dans un livre de mathématique. C’est une série de fulgurations avec des blancs, des écarts etc. au besoin des écarts qu’on retrouvera pas. Un jeune mathématicien génie qui s’appelait Galois avait, comme ça, des espèces de démonstrations avec des ellipses, des écarts, des précipitations, des fulgurations comme si (inaudible) il trouvait pas la peine de s’expliquer là-dessus pourtant. Pan ! Pan ! Une vitesse moléculaire. Bien.

Si c’est ça la ligne du dehors, si c’est la vitesse moléculaire qui, par là, d’une certaine manière, se présente comme la ligne de pensée, quel est le problème ? Michaux nous le dit. Melville nous le disait. Qu’est-ce qu’ils nous disaient, Melville et Michaux ? Michaux nous dit : comment faire par rapport à cette vitesse excessive qui me traverse ? Comment constituer, dit-il dans une formule à nouveau admirable... Comment constituer un être lent ? Comment constituer l’être lent que je dois être ? A partir... il s’agit pas de les éviter, ces vitesses, mais : Comment constituer l’être lent que je dois être à partir de ces vitesses moléculaires ? Je dois être un être lent. Mais je dois être un être lent en tant que constitué par des lignes à vitesse moléculaire, à grande vitesse moléculaire. Comment constituer cet être lent ? Et Melville nous disait, à la fin du chapitre sur la corde, là, sur la ligne : comment le harponneur doit-il organiser la ligne qui entoure le bateau et qui passe par tous les points du bateau, de telle manière qu’elle ne risque pas d’emporter ou qu’elle risque au minimum d’emporter un marin. Il faut dire que c’est le même problème. Bien.

Alors peut-être vous comprenez que mon dessin (inaudible). Ou du moins qu’il était imparfait. La ligne du dehors, c’est quoi ? Constituer... C’est la ligne à vitesse moléculaire. Constituer l’être lent aujourd’hui. Constituer l’être lent que je dois être en fonction de la ligne à vitesse moléculaire, de la ligne à grande vitesse... C’est... (inaudible) (il dessine au tableau). (inaudible) La ligne du dehors(inaudible) elle doit constituer, la ligne du dehors, un dedans du dehors. 1) les strates, 2) la zone océanique des rapports de pouvoir, 3) la ligne du dehors, 4) le pli de la ligne du dehors. Le pli de la ligne du dehors, c’est ce qu’on appellera « zone de subjectivation » (il continue à écrire au tableau), constitution de l’être-de lent ou (inaudible) la ligne à grande vitesse (inaudible) zone de subjectivation où (inaudible) le soi. Le pli du dehors. Le pli de la ligne du dehors, c’est ça qui va définir la subjectivation, c’est-à-dire l’intérieur de l’extérieur. Le soi n’a jamais été le soi d’un moi. Il est l’intérieur de l’extérieur, c’est-à-dire l’embarcation elle-même. La nef des fous, disait Foucault, à l’intérieur de l’extérieur, le passager par excellence. Le passager par excellence, c’est celui qui est sur la ligne du dehors, mais qui se constitue comme l’être-lent traversé par les vitesses moléculaires.... se constitue comme l’être-lent en fonction de cette zone de subjectivation, de pli (il dessine au tableau). (inaudible) Il nous en reste des choses (inaudible) Mais vous voyez : je dirais, alors... l’élément non- stratifié, on avait commencé à le trouver au niveau de la zone océanographique, mais on le trouve également, si je reprends le texte de Melville sur la chambre centrale... La chambre centrale c’est le pli, la ligne du dehors c’est l’intérieur de l’extérieur, c’est le dedans du dehors. L’habitation de l’être-lent. Et, là, il y a plus à craindre que la chambre soit vide, que le pharaon y soit pas, puisque dans le pli, ce que nous mettons, il n’y a jamais de sujet à découvrir, il y a une subjectivation à opérer et la subjectivation c’est la subjectivation de la ligne elle-même. C’est exactement ce que je vous disais : le soi c’est pas le soi d’un moi, c’est pas le vôtre. Et, à cet égard, s’il fallait faire une comparaison, mais ça nous entraînera... peut-être la prochaine fois, s’il fallait faire une comparaison, un étrange texte de Merleau-Ponty dit bien cela... Deux textes de Merleau-Ponty qui semblent dire cela et qui fait le rapport avec... entre Foucault, Merleau- Ponty et Heidegger. Car si j’en reste à ces textes, c’est... là il y a une ressemblance évidente. « On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot « voir » la vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi »

C’est au terme de l’opération de subjectivation que je peux me fermer sur moi, et encore : c’est pas conseillé. Et Merleau-Ponty ajoute : les peintres l’ont toujours vu. Les peintres l’ont toujours vu... Ouais. Oui, il y a une histoire de vitesse aussi là-dedans. Et, dans un autre texte de Merleau-Ponty, et que je vais pas retrouver... il y a quelque chose qui est très frappant. Un texte qui correspond tout à fait à celui-là. « Il faut un rapport à l’être qui se fasse de l’intérieur de l’être ». Ça, ça répond tout à fait à : l’intérieur, c’est pas le mien, c’est pas moi. Il faut un rapport... page 268 de Le visible et l’invisible. Il faut un rapport à l’être qui se fasse de l’intérieur de l’être, c’est au fond ce que Sartre cherchait. Mais, comme pour lui il n’y a d’intérieur que moi, il ne l’a pas trouvé »

Distinguer ces quatre..., ces quatre zones. Et ce qui est essentiel c’est de voir qu’il n’y a pas retour à une forme quelconque de dualisme. Je veux dire : il ne s’agit pas de retrouver un dedans qui s’opposerait au dehors. Il ne s’agit pas de reconstruire une lenteur qui s’opposerait à la vitesse. Il s’agit pas de définir un moi qui s’opposerait au non-moi. Mais il s’agit de constituer, je reprends les formules, l’intérieur de l’extérieur. C’est ça le soi. Il s’agit de constituer la lenteur des vitesses. L’intérieur de l’extérieur, le dedans du dehors. C’est cela, n’est-ce pas que je figure sous la forme 4, là, cette espèce de pliure de la ligne du dehors. Alors, si vous m’accordez, j’aimerais qu’on finisse la séance déjà avec vos réactions, il me reste bien des choses, des... mais peut-être qu’on le fera, alors, la prochaine fois, j’ai notamment... si j’ai le temps, si vous avez pas de questions à poser, je dirai très vite les rapports et les oppositions entre Foucault et Heidegger et Merleau-Ponty, là, parce qu’il y a un problème sur certains points de convergence et de (inaudible) sur d’autres points.

Mais qu’est-ce que... Vous vous trouvez devant...Vous avez bien voulu toute cette année, là, me suivre dans cet essai d’exposition de la pensée de Foucault... Je veux dire : quelles réactions ? Certains d’entre vous, dans le courant de l’année, m’ont donné des questions. Parfois j’y ai répondu au fur et à mesure. Euh je dis que, à ce niveau, si vous comprenez la pensée de quelqu’un et est fondamentale les réactions affectives que vous avez. Parce que ça se confond pas avec de la discussion. Ce que j’appelle réaction affective à une pensée, ça fait pleinement partie de la pensée, c’est, encore une fois, qu’est-ce qui vous convient là-dedans, qu’est-ce qui vous convient pas ? Il s’agit pas de discuter, il s’agit pas de faire des objections à Foucault, il faut que chacun de vous arrive à en tirer ce qui lui convient et à énoncer avec autant de modestie que celle qu’avait Foucault que... arriver à énoncer ce qui lui convient pas pour son compte. Parce que ce vous convient pas dans une pensée trace comme en pointillés les directions où vous devez aller vous-mêmes pour trouver ce qui vous convient.

Alors je lis, là, une remarque parce qu’elle m’apparaît extrêmement intéressante et vraiment dans le genre des réactions de ce qu’on peut appeler des réactions... je sais pas... noétiques-affectives, des réactions affectives de la pensée comme telle. Il s’agit pas de dire : j’aime ou j’aime pas. Il s’agit plus d’avoir une... je sais pas quoi... une disposition affective à l’égard de la pensée. Or l’un d’entre vous, je lis... parce que ça me paraît très... et, en même temps, pour vous expliquer, je voudrais que vous compreniez que, moi, en tant que moi, j’ai rien à répondre à une pareille page. Donc l’un d’entre vous me dit : « d’après ce que tu as dit, il semble que la seule façon de ne pas se laisser méduser en quelque sorte par le dehors, c’est de le ployer pour loger dans son dedans » Je peux déjà dire : au moins il a compris parfaitement ce que je voulais dire, Il s’agit pas d’un dedans qui serait le mien, Il s’agit de se loger, habiter le dedans du dehors, être le passager par excellence... c’est à dire être là, dans la zone de subjectivation. (inaudible) « Mais cet effort - est-il dit - Mais cet effort, car Il s’agit bien d’un effort, complètement d’accord, pour arc-bouter la ligne, pour plier la ligne, ne conduit-il pas trop souvent à des œuvres de toutes natures plutôt tristes ? » Vous voyez la tonalité affective. « ... plutôt tristes, tournées vers l’angoisse, la solitude, le désespoir ? » ça m’intéresse beaucoup. C’est quelqu’un qui dit : (inaudible) cette ligne du dehors qui se plie et qui constitue une zone de subjectivation qui est finalement la seule manière de survivre en se protégeant des vitesses excessives de la ligne de mort - puisque la ligne du dehors, c’est aussi bien la ligne de mort - est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’un peu triste là-dedans ? Culture de l’angoisse ? Blanchot, Mallarmé, Rilke, Van Gogh, dont les affrontements sous un rapport uniquement frontal - c’est-à-dire ils affrontent la ligne du dehors suivant l’auteur de cette page - conduisent à des prises stratégiques du type “ exprimer l’inexprimable” dont le meilleur exemple serait Blanchot. C’est un face-à-face dans la mesure où il s’agit toujours de l’exprimer contre l’inexprimable. Exemple : l’effort d’Artaud. Ils m’apparaissent stupéfiants, ces auteurs, dit l’auteur de la page... Ils m’apparaissent stupéfiants, ces auteurs, non pas de réussite par rapport à moi, mais par rapport à l’inexprimable lui-même, un inexprimable exprimé par des œuvres qui ne sont que débâcles présentes (au sens de l’écriture du désastre de Blanchot).... qui ne sont que débâcles présentes, la grande famille des martyrs étouffée, étouffante. Alors je me pose beaucoup de questions. Est-ce qu’on peut dire ça pour Foucault, Je suis assez sensible... euh, je le dirais, ça, je le dirais assez pour Blanchot. Blanchot nous dit : cette ligne du dehors c’est une ligne de mort et, finalement, on plie la ligne du dehors pour constituer une intériorité d’attente.

En effet, c’est pas la joie, hein, chez Blanchot. Si on me dit : affectivement c’est pas la joie, on peut pas dire que ce soit la joie. Le texte continue. « Or n’est-il pas possible de s’y prendre autrement ? Plutôt que d’essayer de tordre ce dehors, ne crois-tu pas possible de longer la ligne, de la chevaucher en quelque sorte pour trouver un souffle qui ne soit pas seulement de l’ordre de la survie ou l’aménagement d’un territoire distinct ? » Bon, ça veut dire exactement (inaudible) très intéressant, il me semble, à supposer même qu’on aille jusqu’à la ligne du dehors, est-ce que plier la ligne pour constituer une intériorité, pour constituer un processus de subjectivation, une intériorité d’attente, est-ce que c’est la seule solution ? Est-ce qu’il y a pas un autre traitement de la ligne ? Je reprends : « est-ce qu’il n’est pas possible de longer la ligne, de la chevaucher en quelque sorte pour trouver un souffle qui ne soit pas seulement de l’ordre de la survie ou de l’aménagement d’un territoire distinct ? Un repli ou un pli n’est-il pas seulement stratégique ?

Est-ce qu’on peut pas tenter quelque chose d’autre qu’une simple (inaudible) stratégique ? Longer, suivre, laisser filer, dériver ne seraient-ils pas à la fois plus reposant et, de fait, moins tragique ? » Et là, bizarrement, il cite Lautréamont et Beckett come auteur allant dans ce sens par opposition à ceux qui ont été cités... Bon. Alors je me dis : un tel texte ça m’intéresse beaucoup comme réaction. Voilà ce que je ... ma réaction à (inaudible) à un tel problème, ce serait non pas vous comprenez... encore une fois on n’en est pas à... Ce qui est en jeu, en fait, c’est tout le système linéaire. Ce que je veux dire, là, c’est tout ou rien. Vous pouvez pas dire à Foucault : oui pour les strates, oui pour les rapports de pouvoir, ah, mais attention ! Avec le reste... euh... ça, je peux plus te suivre ; Encore une fois, moi je crois que ce qui est beau dans la vie : si on suit quelqu’un, il faut le suivre jusqu’au bout. Si bien que ce qui est dit dans cette phrase implique en fait un système linéaire qui serait d’un bout à l’autre aménagé d’une autre façon et qui pourrait avoir des croisements...

Car comprenez : ce qui fait que Foucault n’a finalement pas le choix, je ne cesse pas de le redire, parce que c’est ça la clef de tout et notamment ce qui fait l’unité de son œuvre et ce qui fait euh... et ce qui fait l’espèce de crise avant les derniers livres... C’est parce que Foucault a découvert et a déterminé l’élément informel, l’élément linéaire, il l’a déterminé comme rapport de pouvoir et parce que, pour lui, c’était très concret, il a été frappé, il a été très vite frappé de ceci, c’est que, bien loin d’être indépendant du pouvoir, le savoir renvoyait à des rapports de pouvoir, c’est-à-dire ce qu’on voyait et ce qu’on disait renvoyaient à des foyers de pouvoir, à des points de pouvoir. A partir de là, tout s’enchaîne. Comment franchir cette ligne du pouvoir ? Réponse : c’est vraiment et ça ne peut être qu’en affrontant la mort. C’est-à-dire : la ligne du dehors ne peut être identifiée qu’à la mort. Et la question devient en effet : « comment co-vivre avec la mort ? » plutôt que « comment survivre à la mort ? » - rappelez-vous le thème de Bichat, la mort coextensive à la vie - Comment co-vivre avec la mort ?

Eh ben l’opération du ploiement, du plissement... Plier la force constitue une zone de subjectivation. Or ce pourquoi, à mon avis, c’est pas tellement étouffant, je dirais... Ma réaction, c’est pas, en tout cas, dans le cas... je ne trouve pas que ce soit une pensée étouffante. C’est la manière dont il faut bien que ce dedans constitué par le pli soit réellement - j’ai essayé d’insister, mais trop vite, là-dessus - soit réellement en contact avec le dehors. C’est pas un dedans refermé. Il faut qu’il soit co-présent au dehors sur la limite du pli. C’est ce rapport topologique que j’ai beaucoup trop vite analysé. C’est cette espèce de co-présence, d’application du dedans sur le dehors qui fait que, la subjectivation n’est pas du tout une fermeture, mais une ouverture. Comme dit Merleau-Ponty, c’est seulement à la fin que ça risque de se refermer sur toi. Mais, si vous maintenez l’impression que cette zone de subjectivation, par rapport à la ligne vous paraît... ben... vous convient pas, je redis bien : vous pouvez à ce moment-là être très proche de Foucault, mais vous serez amenés à faire un système de lignes, un système linéaire car finalement, tout ça, ça revient à dire : penser c’est tracer des lignes, tout comme c’est émettre des singularités, ben penser c’est tracer des lignes. Vous ferez un système linéaire différent. Notamment qui impliquera une évaluation du pouvoir tout à fait différente et qui impliquera déjà une évaluation du savoir différente ou bien même d’autres catégories que celles de savoir et de pouvoir.

Est-ce que c’est possible ? C’est évidemment possible. Ouais. Je vois pas d’autre chose à répondre. C’est-à-dire : oui, d’accord, d’accord, c’est... euh... Mais j’insiste, oui, la seule chose que je répondrais, c’est : ne prenez pas la zone de subjectivation comme quelque chose qui vous enferme en vous-mêmes. Corrigez toujours en vous disant : oui, c’est le dedans, mais c’est dedans du dehors. C’est l’intérieur oui, mais pas mon intérieur, c’est l’intérieur de l’extérieur. Si bien que cet intérieur est topologiquement en contact avec... cet intérieur qu’est formé par le pli de l’extérieur est topologiquement en contact avec tout l’extérieur. Je reprends, je reviens, je fais mon retour au cerveau : c’est ce qu’on nous dit du cerveau. Très difficile d’interpréter le cerveau, de comprendre le cerveau dans un espace euclidien. C’est un espace topologique, c’est-à-dire tout l’intérieur est en co-présence avec tout l’extérieur. Le pli, c’est simplement la formation dans laquelle il (inaudible), mais qui, en tant que l’intérieur de l’extérieur, s’applique sur tout l’extérieur dont il (inaudible). En ce sens, je dirais : ce qui est réclamé là comme longer la ligne, chevaucher la ligne etc. ça s’oppose pas...ça s’oppose pas. Bon, est-ce qu’il y a des remarques à faire sur... sur ce schéma ? Moi j’avais qu’un but... je n’avais qu’un but cette année, c’était vous donner le sentiment, il me semble, d’une grande philosophie. Je pense réellement que c’est une des philosophies les plus importantes du XXème siècle. Alors ceci, c’est infiniment plus important que la question : jusqu’où on se sent d’accord, convaincu ou pas convaincu... Voilà. Est-ce qu’il y a des remarques à faire sur le schéma même ?

Oui ?

Une personne dans l’assistance : (inaudible)

Deleuze : Vous me dites très gentiment, si je comprends bien, et vous me dites ça sans aucun reproche : ce que vous nous avez offert c’est votre interprétation de Foucault. Euh... C’est sûr, c’est sûr. Si vous ajoutez : est-ce qu’une autre compréhension est possible ? J’ai presque honte que vous me le demandiez, c’est certain. C’est certain. Tout ce que je peux vous dire c’est que - et ça se comprend tout seul - c’est que je ne la vois pas (rire)... forcément. Je veux dire : non... il y a des cas où on se dit... où moi-même j’aurais commenté des textes en disant : eh ben vous vous trouvez devant plusieurs possibilités... Moi je ne vois pas d’autres euh... Si, je veux dire, il s’agit de... de... de fixer d’abord les exigences qu’on se donne. Moi mon exigence c’était : comprendre l’ensemble de l’œuvre et les moments de crise qui ont traversé (inaudible). Euh... C’est pour ça que j’ai attaché tellement d’importance à ce qui, pour d’autres, pourrait n’être qu’un détail. L’histoire de après La Volonté de savoir, lorsque Foucault, dans ce texte que j’ai pris dans un article, ça va de soi que, par exemple, j’ai donné une valeur énorme... Si je dois me faire une critique qui va dans votre sens, je dirais... ce qui vous donnerait raison, j’ai donné une valeur intense même à des mots qui apparaissent chez Foucault très rarement. Par exemple le mot diagramme qui apparaît une fois, je lui ai donné une valeur énorme parce qu’il lumineux pour exposer la pensée de Foucault. Mais on peut toujours me dire : quand même... justement c’est très difficile de donner à un mot unique une telle extension. Euh... Si vous dites : est-ce que... Alors votre question devient : est-ce que L’archéologie ne garde-t-elle pas... n’a-t-elle pas ces rapports... des rapports qui ne sont pas médiatisés par les rapports de pouvoir ? Ça se peut ; ça se peut. Je vous dirais à ce moment-là, moi ça m’intéresserait beaucoup... je crois pas, je crois pas chez Foucault. Je crois pas, mais vous, vous semblez croire. Tout ce que je remarque c’est que, quand il découvre les rapports de pouvoir, il ne fait plus d’archéologie. Il est comme emporté dans de tout autres problèmes. Evidemment si... Il faudra, à ce moment-là, compliquer le schéma... est-ce que... Mais je sais pas bien ce que vous voulez dire. Est-ce que les archives, est-ce que les strates ont-elles-mêmes un rapport direct avec le dehors ?

Même intervenante : (inaudible)

Deleuze : c’est ça. C’est ça. Ouais, ouais, ouais... Ah ben c’est l’histoire..., là vous reprenez, là je... Moi je m’avoue, là, ça devient beaucoup plus clair. Est-ce que, en effet si vous donnez à (inaudible) l’énoncé et au langage... pas aux énoncés - vous me l’accorderiez tout ce que j’ai dit sur les énoncés... - Mais si vous donnez au langage une fonction beaucoup plus importante encore que celle que je lui ai donné, c’est évident que tout change. C’est-à-dire l’intervention qu’a faite (inaudible) pour dire : il y a un privilège du langage en un sens très particulier, alors que, moi, je réclamais le même statut pour le langage, vie et travail... euh... si vous maintenez un privilège du langage que Foucault n’aurait pas eu le temps d’analyser, car, là, donnez-moi raison, au moins sur le point suivant, il me semble qu’il n’a pas eu le temps d’analyser ou qu’il ne l’a pas fait... si vous me dites : il faut partir de là, c’est évident que, dans le rapport énoncé-langage, il y a ici dans mon schéma quelque chose qui est (inaudible). Oui, ça c’est sûr. Je dirais juste, moi, je pense pas. Je pense pas, c’est-à-dire j’ai trouvé extrêmement intéressant et j’ai compris ce qu’a dit Comtesse sur... et... j’ai... je suis resté avec... Alors ça rejoindrait peut-être la question de tout à l’heure. S’il y a privilège du langage, je dirais presque... Vous allez vous trouver devant d’autres difficultés, parce que c’est un privilège du langage absolument non-linguistique. Euh, c’est un privilège du langage littéraire. Foucault, là, ne perdra jamais son anti-linguistique, et la manière très très ironique dont il dit... la preuve que ça allait mal en littérature, c’est que les linguistes s’en mêlaient ; et la manière dont il dit, très fortement, la littérature moderne est un contrecoup, est une compensation à la linguistique et non pas..., et non pas du tout un allié de la linguistique. Ce sera dans un être du langage, un être-langage littéraire.

Même intervenante : (inaudible)

Deleuze : là je vous dirai : il faudrait vraiment que vous donniez à « interprétatif » un sens très particulier, puisque Foucault n’a jamais caché sa haine de l’interprétation. C’est pas du côté... en tout cas c’est pas du côté d’une herméneutique... Puisqu’il exècre l’herméneutique, c’est pas de ce côté-là que vous trouvez une direction. Je crois que c’est plutôt, en effet, la littérature, sa conception de la littérature, sur laquelle il n’a donné que très peu d’indications sinon qu’elle rompait avec la linguistique. Mais sa conception de la littérature, moi je n’arrive pas à comprendre comment il peut, encore une fois, donner un moindre statut de privilège à un langage-littérature par rapport à la vie ou par rapport à l’informe. Je reprends la trinité de Rimbaud... bon... que je vous avais citée dans la fameuse lettre, dans la lettre du voyant, le nouvel homme, chargé du nouveau langage, de la nouvelle langue universelle, mais chargé des animaux même et chargé de l’informe. Je vois pas comment... Je vois pas comment... aucune raison surtout en tout cas de même, dans mes réactions affectives, tout me fait horreur dans cette idée que l’on puisse faire la littérature sans que ça engage quelque chose de la vie même, sans que ça engage quelque chose de non- littéraire. Je veux dire ; comment éviter, à ce moment-là de reconstituer une intériorité littéraire ? Or, si... si la littérature est un soi, ou une intériorité, elle est l’intérieur d’un extérieur qui, lui-même, n’est pas littéraire. Donc, dès lors, je peux pas comprendre ce que veut dire un privilège de la littérature. On peut le dire que la littérature est un mode de subjectivation particulièrement important. C’est ce qu’il dira, par exemple, à la fin quand il parlera des écrits sur le soi. Vous vous rappelez... euh...

Quelqu’un dans l’auditoire : (inaudible)

Deleuze : c’est ça, c’est ça. Mais si vous vous voulez aller dans ce sens ou si Comtesse, pour son compte, va dans ce sens, ce sera évidemment une tout autre interprétation de Foucault. Si vous me dites : une telle interprétation est-elle possible ? Je réponds : assurément je la crois possible, mais je ne la conçois pas. Mais raison de plus... C’est une manière de vous dire encore plus : faites-la. Est-ce qu’il y a d’autres remarques ? Alors est-ce que vous êtes trop fatigués pour que je vous raconte les différences avez la terminologie... on peut garder ça pour la prochaine fois...

Une étudiante : (inaudible)

Deleuze : quoi ? Quelle heure est-il ? Ah... oui..., non, on m’a posé une question sur le temps. Où il est le temps, là-dedans ? Je dirais très rapidement : pendant très longtemps, Foucault a... n’a pas bien aimé le problème du temps. Et, là aussi, à la suite de Blanchot, il disait : le vrai problème, les vrais problèmes, c’est les problèmes de l’espace. Les vrais problèmes de la pensée moderne, c’est le problème de l’espace. Et bien plus, dans un texte des Mots et les choses, il fait le renversement. Il dit explicitement : on nous dit que la pensée moderne a découvert le temps alors que la pensée classique privilégiait l’espace. Et il dit : il faudrait dire l’inverse. C’est dire qu’il y a une espèce de répulsion de Foucault quant au problème du temps. Et il me semble que ça vaut jusqu’à La volonté de savoir. C’est ça qui apparaît... ça vaut jusqu’à La volonté de savoir. J’ai le sentiment que, ensuite, avec l’idée de la ligne du dehors qui se ploie, il y a une... il y a vraiment une redécouverte du temps. Car c’est ça le temps. Pourquoi est-ce que c’est ça le temps ? Il y avait une définition très (inaudible) euh... non pas tout à fait du temps, mais de quelque chose de voisin du temps, chez Kant.

Et cette définition avait beaucoup frappé Heidegger. Heidegger disait : le temps c’est, selon la formule de Kant, l’affect de soi par soi. Or, dans Foucault, Les mots et les choses, page 338, vous avez un texte qui me paraît tout à fait intéressant parce qu’il dirait presque..., il est à deux doigts on dirait de retomber sur le temps. Aïe aïe aïe... c’est pas 338... je vais pas le retrouver...Ooooh. Où ça peut être ? Il me le faut parce que si... Eh hé ! Ce serait trop beau. Quand on se trompe, on se trompe jamais d’une seule page... Euh... 338 tiens... pourquoi ça y est pas ? Non, non, c’est 338, je citais bien, mais ça y est pas. Aaah Voilà ! « La pensée... » 338... « La pensée ne peut découvrir l’impensé ou, du moins, aller dans sa direction sans l’approcher aussitôt de soi » Vous voyez : ça, ça nous confirme, hein. Vous vous rappelez : la pensée vient du dehors, ce dehors est plus loin que tout monde extérieur, mais, du fait qu’elle est plus loin que tout monde extérieur, cette pensée qui vient du dehors va se découvrir en elle-même comme l’impensé, c’est-à-dire le plus proche. Plus proche que tout monde intérieur. C’était déjà l’idée...

C’est comme la première formulation du pli, de la subjectivation, ça, avant qu’il ait trouvé le vrai problème de la subjectivation. C’est un pressentiment, il me semble, de ce qui va venir après, là, ce texte page 338. Donc « La pensée ne peut découvrir l’impensé ou, du moins, aller dans sa direction sans l’approcher aussitôt de soi ou peut-être encore sans l’éloigner... » C’est plus loin que tout monde extérieur donc plus proche que tout monde intérieur. « ...ou peut-être encore sans l’éloigner. En tout cas sans que l’être de l’homme, puisqu’il se déploie dans cette distance, ne se trouve du fait même altéré. » Altéré c’est vraiment affecté. Evidemment, j’aurais préféré infiniment qu’il mette « affecté ». Bon, on n’a pas ce qu’on veut, hein... « Se trouve affecté ». La pensée comme affect de soi par soi... Vous voyez : en ce sens que ce qui est plus loin que tout monde extérieur devient plus proche que tout monde intérieur et que se produit donc par là une altération, c’est-à-dire une affection de la pensée par soi en tant qu’elle vient du dehors. Cette affection de la pensée par soi, il me semble, c’est précisément ce qu’il faut appeler le temps. D’où, dans la page, vous verrez, alors 339, comme par hasard il est question du temps, l’affect de soi par soi, alors que l’espace est toujours l’affect de soi par autre chose. Et si je reviens à mon schéma, la ligne du dehors, qui se définissait par des vitesses moléculaires et qui, en plus, se ploie pour constituer des êtres lents, zone de subjectivation, c’est exactement cet ensemble. La force se ploie sur soi. C’est-à-dire s’affecte elle-même. C’est tout le mouvement de la ligne du dehors en tant qu’elle se plie et constitue un dedans coextensif au dehors qu’il faudra appeler le temps. C’est pour ça que je disais tout à l’heure : dans la co-activité du dedans avec le dehors, le dedans condense tout le passé (et on a vu que la subjectivation c’était l’absolue mémoire), le dedans condense tout le passé et le dehors, la ligne de mort, la ligne de toute vitesse, fait advenir tout futur. En ce sens, je dirais : c’est là qu’il y a remise en situation d’une temporalité propre à Foucault.