Sur Foucault les formations historiques

Cours Vincennes - St Denis
Cours du 29/10/1985

Sur ce qu’on a à faire, sur ce qu’on a fait la dernière fois, qu’avez-vous à dire ? Ce travail doit impliquer pour vous une espèce de collaboration, même si vous n’avez pas lu Foucault. Il s’agit de ce que ça éveille en vous, est-ce que vous voyez des rapprochements à faire, des choses comme ça en fonction de ce que vous savez. Je vous souris pour vous encourager. Bon, ça va venir... Qui est-ce qui est du premier cycle ici ? Alors ceux qui sont du premier cycle, pour la prochaine fois, je voudrais que vous me remettiez un petit papier, avec nom et adresse, mais surtout avec ce que vous faites, quel DEUG, quel je-sais-pas-quoi, et quels sont, cette année, vos thèmes d’intérêt et de travail. Voilà et puis ensuite, comme il n’y en a pas beaucoup, je les verrai au besoin un par un. Je voudrais avoir ça la prochaine fois. Bon, alors... J’essaie de récapituler. Je veux dire, mais même ce que j’appelle des réactions de vous c’est n’importe quoi, hein, dans n’importe quel domaine, en fonction de ce qu’on a dit... Bon, j’essaie de récapituler. Notre séance précédente, c’était sur le thème « qu’est-ce qu’une archive selon Foucault ? », qu’est-ce que l’archéologie ?

Ce qu’on a dégagé c’est une idée très générale, à savoir : voir et parler, ou plus précisément, mais ce plus précisément doit déjà nous paraître presque choquant, et on n’est pas encore mesure de le comprendre, on sait juste que les termes qui suivent sont plus précis que « voir et parler ». Voir et parler ou plus précisément, le visible et l’énonçable, ou, si vous préférez les visibilités et les énoncés, constituent deux formes stables à chaque époque et que finalement une grande partie de l’œuvre de Foucault consiste en une répartition et un statut de ces deux formes, je dirais de L’histoire de la folie à Surveiller et Punir - je ne dis pas que les livres de Foucault se réduisent à cela, je dis qu’ils comportent cela - une distribution des deux formes suivant telle ou telle époque : la forme de visibilité, la forme d’énonçabilité. Et j’insistais une fois pour toute sur ceci que certaines interprétations de Foucault qui sacrifient la conception du visible à une conception de l’énoncé, de l’énonçable ou du dicible, sont forcément amenées à mutiler la pensée de Foucault. Donc le visible et l’énonçable constituent deux formes stables à chaque époque. Il faudrait presque même renverser : ce qui définit une époque c’est un champ complexe de visibilités et un régime complexe d’énoncés.

En d’autres termes une époque se définit par ce qu’elle voit et ce qu’elle dit. D’où : « l’archéologie » signifie quoi ? Elle signifie une discipline qui analyse les archives, et qu’est-ce que c’est qu’une archive ? C’est le recueil audiovisuel d’une époque, le visible et l’énonçable. Dès lors c’est par le visible et l’énonçable qu’on définira l’époque, ou ce qu’on peut appeler maintenant « une formation historique ». Une époque se définit par ce qu’elle voit et ce qu’elle énonce. Ce qu’on appellera « une formation historique » ou, Foucault dit parfois « une positivité », c’est l’entrecroisement des deux formes stables à une époque, le vu le dit, le visible et l’énonçable. Donc Foucault peut considérer qu’une grande partie de son œuvre est une analyse de certaines formations historiques. Par là il peut dire, au début d’un livre récent, au début de L’usage des plaisirs, il peut dire « oui toute une partie de mes livres, c’est : des études d’histoire ». Vous voyez que la formation historique se définit par : un régime d’énoncé, un champ de visibilité. Ce qui implique notamment une chose c’est que toutes les époques, toutes les formations historiques ne voient pas la même chose, ne disent pas la même chose. Les visibilités et les énoncés sont les variables de chaque formation. D’une formation à l’autre, elles varient. On l’a vu en détail, pas beaucoup en détail mais un petit peu, on l’a vu à propos des deux livres qui présentent des parallèles très frappants, L’Histoire de la folie et Surveiller et Punir. Dans L’Histoire de la folie, l’hôpital général au XVIIe siècle est (et ?) la visibilité de la folie à cette époque, l’hôpital fait voir la folie sous telle ou telle espèce visuelle. Comme dit Foucault, il y a une évidence, en prenant évidence au sens de visibilité, il y a une évidence de la folie dans l’hôpital général et dans les conditions de l’hôpital général, à savoir : grouper les fous avec les vagabonds, les chômeurs, les mendiants etc. C’est une visibilité de la folie, la folie se fait voir, elle se fait voir dans le cadre de l’hôpital général. Et au XIXe siècle, l’asile et la préfiguration de ce qui sera, dans le courant du XIXe, l’asile psychiatrique, donnent une tout autre visibilité, c’est une tout autre manière de la voir. Et parallèlement au XVIIe siècle, en même temps que l’hôpital général fait voir la folie sous telle ou telle espèce, les énoncés de folie, c’est-à-dire les énoncés qui concernent la folie, sont également originaux et sont des énoncés qui tournent autour de « l’objet discursif » - dira Foucault - de l’objet discursif suivant : la déraison. La folie est comprise comme déraison. Ne dites pas « ça va de soi », car...

Ne dites pas « ça va de soi », car la déraison comme objet de discours est un thème parfaitement original qui sans doute ne peut surgir que à l’âge classique, en vertu de la conception de la raison que cet âge se fait. Mais ensuite au XVIIIe siècle, dès le XVIIIe siècle, ce n’est plus en rapport avec la raison que la folie sera énoncée. Elle sera énoncée en fonction de tout autre coordonnée. Si bien qu’on peut dire : le XVIIe siècle : manière de voir la folie : hôpital général ; manière d’énoncer la folie : la déraison.

C’est ça qui fait, à l’égard de la folie, la formation historique « âge classique ». Pour la prison, on a vu la même chose. La prison au XVIIIe siècle. Le régime prison se forme au XVIIIe siècle comme quoi ? Nouvelle manière de « voir » le crime. En même temps le droit pénal subit une évolution par rapport aux époques précédentes. Cette évolution c’est quoi ? C’est la formation d’un type nouveau d’énoncés dont l’objet discursif, l’objet énonciatif, c’est la délinquance. Énoncé de délinquance, prison comme visibilité du crime : là aussi ça définit une formation historique.

Donc c’était vraiment le premier point, là, que je peux, je crois, considérer un peu comme acquis, c’est toujours cette confrontation, au niveau de chaque formation historique, du visible et de l’énonçable.

Qu’est-ce qu’une époque fait voir et voit - c’est la même chose - Qu’est-ce qu’elle voit et fait voir ? Qu’est-ce qu’elle dit et fait dire ? C’est une méthode très ferme, à mon avis très originale. On va voir pourquoi « originale ». Pourquoi est-ce original précisément ? Pourquoi Foucault peut-il dire encore une fois au début de L’Usage des plaisirs, « je fais des études d’histoire, mais non du travail d’historien » ? Pourquoi est-ce que c’est du travail de philosophe ? La nouvelle conception de l’histoire, ce qu’on a appelé « l’école des annales », nous propose à la fois une histoire des comportements et, je vous disais la dernière fois, une histoire des mentalités. En effet je vous citais l’exemple du recueil « Comment on meurt en Anjou à telle époque ». « Comment on meurt en Anjou à telle époque » c’est uniquement une étude de comportement et aussi une étude de mentalité dans la mesure où sera considérée la manière d’envisager la mort, les idées sur la mort.

Foucault se sépare de cette conception. Pourquoi ? On a tous les éléments déjà pour répondre. Il ne fait pas un travail d’historien. Il ne dit pas du tout que les historiens ont tort, il dit que son affaire à lui est ailleurs. Et pourquoi ? Ma réponse était simple, quand je me demandais : « mais pourquoi, dit-il ça et qu’est-ce que ça veut dire ? », ma réponse était « et bien oui parce que ». Vous voyez bien qu’avec le visible et l’énonçable, il prétend s’élever - à tort ou à raison, ça m’est égal - il prétend s’élever jusqu’à une détermination des conditions.

Le visible ou la visibilité ce n’est pas un comportement, c’est la condition sous laquelle, c’est la condition générale sous laquelle, tous les comportements d’une époque se manifestent, viennent à la lumière. Les énoncés ce ne sont pas des idées....

... conception très importante de la philosophie a toujours défini la philosophie comme la recherche de conditions. A quelles conditions quelque chose est-il possible. Et c’était ça la question philosophique. Si je demande « qu’est-ce que les mathématiques ? », je ne fais pas forcément de la philosophie, mais si je demande : « à quelles conditions les mathématiques sont-elles possibles ? », là je fais de la philosophie. « Je ne fais pas un travail d’historien » dès lors pour Foucault signifie bien, il me semble, c’est que Foucault s’élève jusqu’aux conditions qui rendent les comportements d’une époque possibles et les mentalités d’une époque possibles. En d’autres termes Foucault prétend fixer des éléments purs. D’où, dans L’Archéologie du savoir, l’emploi du mot, très insolite, de « a priori ». A priori en philosophie, ça a toujours voulu dire « indépendant de l’expérience », or les conditions de l’expérience sont « a priori » c’est-à-dire les conditions de l’expérience ne sont pas données dans l’expérience elle-même. Le visible et l’énonçable sont les « a priori », les a priori de quoi ? Les « a priori » d’une époque, les « a priori » d’une formation historique. D’où l’idée très bizarre de Foucault, on aura l’occasion de la retrouver : les « a priori » sont historiques. Alors que par exemple chez Kant « a priori » et « historique » s’opposent, là il y a des a priori historiques, ce sont les conditions de visibilité, les conditions d’énonçabilité qui permettent de définir une époque. Donc le visible et l’énonçable sont deux éléments purs, en tant que tels ils se combinent pour définir la formation historique, c’est-à-dire pour déterminer les conditions de cette formation.

À quelles conditions, l’âge classique est-il possible ? Réponse : sous les conditions de telles formes de visibilité, de telles formes d’énonçabilité.

Vous voyez que c’est une chose qui sépare, je ne dis pas que ça oppose, mais ça marque l’originalité de l’entreprise de Foucault et l’impossibilité de la ramener à, en effet, un travail d’historien. Je dirais à la limite que les formations historiques sont des strates, des stratifications. Et on verra, là j’emploie ce mot parce qu’il me paraît commode et parce qu’il renvoie bien au terme « archéologie » - l’archéologie est l’étude des strates - et on verra que l’on peut donner à ce mot « strate » toutes sortes de déterminations, mais la première détermination qui m’autoriserait à employer un tel mot c’est : une strate est précisément un composé de visible et d’énonçable, un entrecroisement de visibilité et d’énoncé. Si bien que les formations historiques sont des strates, sont des stratifications. Et c’est tout un axe, comme un premier axe, de l’œuvre de Foucault : cette étude archéologique des stratifications, c’est-à-dire des formations historiques définies par les visibilités qu’elles déploient, les énonçabilités qu’elles profèrent.

Je dis « un premier axe »... ah bon ? Est-ce qu’il y aura d’autres axes ? On peut déjà poser ce problème. Sans doute il y aura d’autres axes. Voir et parler, le visible et l’énonçable (inaudible) n’épuisent pas le tout et ça, on peut bien s’y attendre et dès le début de son œuvre Foucault est très conscient. Mais s’il y a d’autres axes, il faudra se demander : quels sont leurs rapports avec les formations historiques ? S’il y a d’autres axes, peut-être est-ce que ces autres axes ne concernent plus le stratifié. Le stratifié se définit par la composition, l’entrecroisement de deux formes stables : le visible et l’énonçable. Mais, mais, mais, mais... Est-ce que tout est stable ? Est-ce que tout est formation historique ? Est-ce que tout est strate ? Il y a un texte sublime de Hermann Melville, le romancier américain. Il est si beau que je vous le lis. Comme ça parce que je pense que c’est un texte qui aurait plu à, qui aurait plu infiniment à Foucault. C’est dans un très grand roman de Melville qui s’appelle Pierre ou les ambiguïtés - je vous le lis : « il y avait encore des millions et des millions de choses qui ne s’étaient pas révélées à Pierre. La vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes. Il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien. Parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde, il s’imaginait dans sa folie qu’il avait atteint à la substance non-stratifiée. Mais si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la terre, ils n’ont trouvé que strate sur strate - vous reconnaissez ? c’est l’archéologue ça - car jusqu’à son axe le monde n’est que surfaces superposées. Et au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements, nous parvenons à la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et... il n’y a personne ! L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. »

Voilà... on se tait un tout petit peu parce que c’est (inaudible) d’être sensible à la beauté d’un pareil texte. Alors je le lis en le traduisant en termes immédiatement proches de Foucault. Toutes les formations historiques sont des strates, et que faisons-nous, nous autres - je fais parler Foucault - nous autres archéologues que faisons-nous ? Nous allons de strate en strate, nous allons de formation en formation. Il ne faut pas croire trop vite qu’on a atteint la substance non-stratifiée. Y a-t-il une substance non-stratifiée ? S’il y a une substance non-stratifiée, elle est par-delà « le voir » et par-delà « le parler », par-delà le visible et par-delà l’énonçable. Car le visible et l’énonçable s’épousent pour constituer les strates et pour former les strates suivant telle ou telle formule. Nous allons de strate en strate mais avons-nous atteint la substance non-stratifiée ? Si loin - alors je transpose à peine - si loin que les archéologues soient descendus dans les profondeurs de la terre, ils n’ont trouvé que strate sur strate, ils n’ont trouvé que formation historique sur formation historique, car jusqu’à son axe, le monde n’est que strates superposées. « Et au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements nous parvenons à la chambre centrale » - c’est-à-dire : nous allons de formation en formation à la recherche du non-stratifié, nous parvenons à la substance non-stratifiée, du moins au lieu de la substance non-stratifiée, la chambre centrale de la pyramide. Toutes les faces de la pyramide, c’est des strates, mais toutes ces strates sont là pour couvrir la chambre centrale de la pyramide, là où bouillonne le non-stratifié. Pourquoi est-ce qu’il bouillonne ? Parce que si les strates sont solides, il faut imaginer le non-stratifié comme étrangement liquide, ou pire comme gazeux. Nous arrivons à la chambre centrale de la pyramide, à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous disons : c’est là qu’est le non-stratifié ; nous levons le couvercle et... il n’y a personne. L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. »

Alors vous sentez que, peut-être, quand on en aura fini avec cet axe, on s’apercevra - et il fallait le dire dès le début, autant le dire dès le début - que ce n’était que un premier axe. Les strates ou formations historiques, c’est-à-dire les grands composés de visible et d’énonçable, n’épuisent pas la pensée de Foucault. Il y aura un autre axe et puis peut-être encore un autre axe. Il y aura bien des axes à cette pensée, peut-être que la nouveauté de Foucault c’est d’avoir imposé un nouveau système de coordonnées.

Mais là nous voyons la première dimension, seulement le premier axe ou la première dimension, du système de coordonnées que je résume pour la énième fois : voir et parler, une combinaison du visible et de l’énonçable suivant chaque époque c’est-à-dire selon chaque formation historique déterminable comme strate. Et les visibilités et les énoncés sont les éléments purs de toute stratification. Si bien que, à une strate ou une formation historique - je reprends - je dois demander deux questions fondamentales, qui sont les questions non pas de l’histoire mais déjà les questions de la philosophie :

  • qu’est-ce que tu vois ?
  • et qu’est-ce que tu fais voir ?
  • Et qu’est-ce que tu dis ? Ou, suivant les termes plus techniques qu’on a vus la dernière fois :
  • quelles sont tes évidences,
  • quelles sont tes discursivités ?

Voilà ça c’était notre affaire la dernière fois. Et on avait à peine commencé la seconde question qui n’était plus « qu’est-ce qu’une archive ? Qu’est-ce que l’archéologie ? », à savoir la recherche des deux conditions pures - vous voyez pourquoi il emploie, il doit invoquer un mot comme archéologie pour se distinguer de l’histoire, pour se distinguer de l’historien, l’archive ce n’est pas l’histoire, c’est la détermination des deux éléments c’est-à-dire des conditions de visibilité et d’énonçabilité - Et on avait entamé un second thème, c’est « qu’est-ce que le savoir ? ». Et on disait la même chose : savoir, c’est voir et énoncer. Ça s’enchaînait bien, c’est un peu comme si, à première vue, la formation historique disait objectivement ce que le savoir nous dit subjectivement. Savoir et formation historique... ça nous paraît déjà bizarre : le savoir et la formation historique ne font qu’un. Savoir en effet, c’est voir et énoncer, c’est-à-dire savoir c’est combiner du visible et de l’énonçable. Dès lors tout savoir est historique. Et on en était à peu près là. Alors je reprends mon appel : Est-ce qu’il y a des interventions sur ce premier point sur l’archive ? Non ? Pas de problème, pas d’obscurité ? C’est très clair ? Bon et bien alors continuons.

Comment est-ce qu’on peut comprendre cette espèce d’identité savoir/formation historique ? L’identité du savoir et de la formation historique, c’est l’archive elle-même. Mais comment la comprendre concrètement ? C’est qu’en fait le savoir n’a ni objet, ni sujet. Le savoir, tel que Foucault le conçoit, n’est pas connaissance d’un objet par un sujet. Le savoir n’a ni objet ni sujet, qu’est-ce qu’il a alors ? Bien il n’y a plus qu’à se laisser aller pour le moment. On va voir qu’on va retrouver de nouvelles difficultés au niveau de qu’est-ce que le savoir ? Mais pour le moment on est « en descente », nous savons comment définir le savoir : le savoir n’a ni objet ni sujet, il a des éléments. Il a deux éléments : le visible et l’énonçable. Vous me direz : « le visible est son objet, l’énonçable son sujet », non, pas vrai. Il a deux éléments purs absolument irréductibles. En d’autres termes il n’y a rien sous le savoir ou avant le savoir. Ah il n’y a rien avant le savoir ou sous le savoir ! Il faut là, surveiller nos mots, parce que ce qu’on vient de laisser entendre tout à l’heure c’est qu’il y aurait des dimensions autres que la formation historique ou la strate - mais si le savoir ne fait qu’un avec les strates, avec les formations historiques, alors les autres dimensions, les autres axes qui ne se réduisent pas à la formation historique, ils ne se réduisent pas non plus au savoir ? Non, sans doute, ils ne se réduisent pas au savoir, mais ils ne sont pas sous le savoir ou avant le savoir. Est-ce qu’on peut déjà imaginer ce qu’ils seraient ces autres axes ? Peut-être qu’ils sont hors-strate, ou inter-strates, mais ils ne sont pas « sous », et ils ne sont pas « avant ». C’est cela qui explique une chose sur laquelle Foucault a insisté quand même dès le début, à savoir son opposition à la phénoménologie sous quelle forme ? Il n’y a pas, selon Foucault, d’expérience dite sauvage ou originelle. Expérience sauvage ou originelle étaient des termes employés par Merleau-Ponty et Foucault, à plusieurs reprises, marque sa séparation avec toute phénoménologie sous la forme : « il n’y a pas d’expérience originelle ». Bien plus dans L’Archéologie du savoir, il nous dira : dans L’Histoire de la folie, il y avait encore une ambiguïté, certaines pages pouvaient faire croire à une expérience originaire de la folie. C’est-à-dire certaines pages étaient encore dans la perspective d’une phénoménologie du fou. Et il récuse et il dit « non », ces pages, dit-il, aurait pu dire, mais en tout cas ça n’a jamais été dans son esprit. Ce qui remplace la phénoménologie c’est quoi ? C’est à la lettre, dit Foucault, une épistémologie. Une épistémologie, c’est-à-dire il n’y a pas d’expérience qui ne soit saisie dans un savoir. En d’autres termes, sur une strate, il n’y a que du savoir, tout est savoir. Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que savoir, pour Foucault, va avoir un tout autre sens que connaître. Savoir... Oui ?

Question (inaudible)

G.D. : La phrase « je sais quelque chose » n’est pas possible, pourquoi ?

Intervenant : inaudible

G.D. : Si, « je sais quelque chose » est possible. Parce que les énoncés ont des objets qui leur sont propres, des objets qui leur appartiennent à eux, qui n’existent pas hors d’eux. Ces objets sont des objets discursifs. Alors « je sais quelque chose », d’autre part les visibilités elles-mêmes ont des objets, des objets qui leur sont propres. Savoir c’est voir et énoncer, c’est combiner du visible et de l’énonçable. Il y a des objets de visibilité, il y a des objets d’énonciation, des objets discursifs. Donc dire « j’énonce quelque chose » est parfaitement possible, « je vois quelque chose » est parfaitement possible. Par exemple « j’énonce la délinquance », « je vois le crime en prison », « je vois la folie à l’hôpital général », « j’énonce la déraison ». Je dirais : la déraison, la délinquance sont des objets proprement discursifs, la prison, l’hôpital général sont des lieux de visibilités. Je peux parfaitement dire « je vois quelque chose », mais ce quelque chose est intérieur au savoir, ce n’est pas un objet qui existerait indépendamment du savoir ou qui préexisterait au savoir.

Donc je peux dire « je sais quelque chose », une fois dit que le « quelque chose » est intérieur au savoir, c’est-à-dire est une variable du savoir. Alors... Le savoir ne se réduit pas à la connaissance, ça veut dire quoi ? Bien plus, il y a une différence radicale entre savoir et science. Si bien qu’il faudrait retirer le mot que je venais de proposer tout à l’heure, le mot « épistémologie », si on le prend dans son sens rigoureux, à savoir « concernant la science ». En fait l’épistémologie de Foucault concerne le savoir et pas spécialement la science. Donc « savoir » n’est pas nécessairement scientifique et ne se réduit pas à une connaissance. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Ça veut dire, vous allez comprendre peut-être ça va nous faire avancer, qu’il y a des seuils d’énoncés. Un seuil d’énoncé c’est quoi ? C’est un niveau à partir duquel un énoncé peut être qualifié comme tel ou tel. En d’autres termes il y a, par exemple, un seuil de scientificité. Le seuil de scientificité doit être défini par les caractères à partir desquels, lorsque des énoncés possèdent ces caractères, ils seront dits « scientifiques » ou « énoncés de connaissance ». Bien plus, analysant ces seuils, Foucault distingue même plusieurs seuils renvoyant à la science : un seuil qu’il appellera « d’épistémologisation » ; un seuil qu’il appellera « de scientificité » ; et un seuil « de formalisation ».

Par exemple les mathématiques ont atteint le seuil supérieur de la science : le seuil de formalisation. Mais d’autres sciences ne l’ont pas atteint, se contentent d’un seuil de scientificité. Mais, si l’on définit donc la science comme un mode de savoir, et bien on dit que le savoir c’est : tout énoncé en tant que combinable avec des visibilités. Il y a des seuils de visibilité qui font que la vision devient scientifique. Il y a des seuils d’énoncé qui font que l’énoncé devient scientifique. Mais il ne faut pas se braquer sur la science, parce que, à peine j’ai dit ça, je me dis : et bien, oui c’est très intéressant cette conception de Foucault. On va voir pourquoi c’est très intéressant, c’est très intéressant parce que, en plus, ça ouvre les seuils : à partir de quel seuil un énoncé devient-il politique ?

Quels sont les seuils de politisation d’un énoncé ? Je vais dire des choses très simples, mais qui me paraissent importantes pour l’analyse des formations historiques. Comprenez qu’à ce moment-là il s’agit d’être très très prudent. C’est toujours idiot de dire « ça a toujours existé », jamais rien n’a toujours existé. Prenons un exemple : l’antisémitisme. Il y a toujours eu des antisémites. Bon, mais dire ça, a très peu d’intérêt. Qu’est-ce qui commence à devenir intéressant ? C’est si je demande : dans quelles formations historiques l’antisémitisme a-t-il donné lieu à des énoncés politiques ? Et la réponse peut être multiple : dans telle, dans telle aussi etc. Sinon il peut y avoir un antisémitisme d’opinion qui n’est pas repris dans les énoncés politiques d’une époque, qui n’intervient pas ou qui n’intervient pas majeurement dans les énoncés politiques d’une époque. En d’autres termes : quand est-ce que les énoncés antisémites franchissent le seuil de politisation ? Cela ça devient une bonne question. Bon... et pour tout comme ça ! Je veux dire : je parlerai d’un seuil de politisation, ça revient à dire quoi ? C’est que les énoncés impliquent des règles de formation et on verra que cette idée est tellement importante qu’elle nous entraîne très loin. Tout énoncé a ses règles de formation. Ces règles de formation ne s’épuisent pas là-dedans, mais comportent la détermination d’un seuil qui fait que l’énoncé appartient à tel ou tel seuil.

Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé ne peut pas être politique. Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé n’est pas diplomatique. Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé ne peut pas être religieux etc.

Il ne faut donc pas seulement parler d’un seuil de scientificité pour des énoncés possibles, il faut parler d’un seuil de politisation, d’un seuil d’éthisation - à partir de quand et de quel seuil un énoncé est-il un énoncé moral ? Cela ne va pas de soi du tout, tout ça - d’un seuil d’esthétisation... Lorsqu’on dit par exemple des problèmes du type : « quand est-ce que la nature prend une valeur esthétique ? », c’est intéressant, ou bien c’est un faux problème ou bien c’est très intéressant, on ne sait pas, il n’y a que l’analyse qui tendra à nous le dire, mais « à partir de quand la nature prend-elle une valeur esthétique ? » ça signifie « quand est-ce que les énoncés sur la nature prennent-ils, franchissent-ils le seuil esthétique de l’époque ? ». Alors : nécessité de voir quel est le seuil esthétique de l’époque, comment les énoncés sur la nature franchissent ce seuil. Et c’est la même chose pour les visibilités, les visibilités elles aussi ont un seuil. Chaque époque (inaudible) voir. Elle voit d’accord, mais à la limite qu’est-ce qu’il faut dire de l’opinion ? Les énoncés d’opinion : eux aussi il y a un seuil. Vous voyez : chaque formation... Ça me permet alors d’enrichir la notion précédente d’archive. Je disais tout à l’heure - et c’était la première détermination - l’archive c’est une stratification, c’est une strate comme formation historique, c’est-à-dire - c’était la première détermination de la strate - c’est une combinaison de visible et d’énonçable. Ça fait déjà une certaine épaisseur de la strate. Maintenant je peux ajouter que la strate c’est un empilement de seuils diversement orientés. Un empilement de seuils - et là ça rend bien compte du mot « strate », et vous voyez que ça enrichit la notion d’archéologie - un empilement de seuils diversement orientés d’après lesquels les énoncés pourront être dits « énoncés politiques de telle formation », « énoncés esthétiques », « énoncés scientifiques » etc.

Ce qui nous permet peut-être de préciser l’idée d’un régime d’énoncé. Le régime d’énoncé comprend quoi ? Il comprend au moins trois choses. Un régime d’énoncé comprend la détermination de la strate sur laquelle les énoncés se produisent, c’est-à-dire la détermination de la formation historique, la détermination de la famille d’énoncés à laquelle l’énoncé appartient et la détermination du seuil - est-ce un énoncé politique ? un énoncé juridique ? un énoncé esthétique ? etc.. Vous remarquerez que des énoncés de même famille peuvent appartenir à des seuils différents, des énoncés de même seuil peuvent appartenir à des familles différentes. Par exemple dans une même formation historique et au niveau d’une même science, c’est-à-dire au niveau d’un même seuil, le seuil de la biologie, vous aurez des énoncés évolutionnistes et des énoncés anti-évolutionnistes qui appartiennent à la même formation, c’est-à-dire au même régime et pourtant ils ne sont pas de la même famille, et pourtant ils ont le même seuil. Donc la formation, la famille, le seuil etc. sont des caractéristiques de strate. Continuons ;

Donc savoir n’est pas la science, c’est la science qui est un type de savoir. Ce qui revient à dire pour Foucault que tout savoir est fondamentalement une pratique. Le savoir en effet est fait de pratiques. Pratiques de visibilité, pratiques d’énoncé.

Ou si vous préférez : pratiques discursives (ce sont les énoncés) ; pratiques non-discursives (ce sont les visibilités).

Et le vrai, qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’il y a un sens ? Bien oui, le vrai c’est, on revient toujours à ça, c’est la combinaison du visible et de l’énonçable. Mais dans quel cas la combinaison préjugerait-elle une vérité ? Là on va peut-être avoir un problème et Foucault, en tout cas, se réclamera d’une « histoire du vrai ». Une histoire du vrai. Une histoire de la vérité. Et, d’une certaine manière, Foucault est habilité à penser qu’il réalise, au moins en partie, un point fondamental du programme de Nietzsche, à savoir une « histoire de la vérité ». Mais pourquoi est-ce qu’il y a une histoire de la vérité ? Il y a une histoire de la vérité précisément parce que le savoir est affaire de pratique.

Le savoir est affaire de pratique et le vrai c’est le rapport entre des pratiques discursives et des pratiques non-discursives. En d’autres termes le vrai, la vérité est inséparable des pratiques qui la produisent, le vrai la vérité est inséparable d’une procédure. Et c’est ce que j’indiquais la dernière fois de manière encore très vague, à savoir : on peut réserver le terme « procédure » pour désigner le rapport entre les deux pratiques, pratiques discursives d’énoncés ; pratiques non-discursives de voir, de visibilité.

On garde le mot procédure, d’accord, bon et le vrai n’est jamais séparable des procédures par lesquelles non seulement on l’atteint mais on le produit. En effet la notion de vérité... Voilà un énoncé ou l’apparence d’un énoncé, enfin c’est un énoncé : « je veux le vrai ». On aura à se demander : est-ce que c’est un énoncé ? Parce que vous sentez bien qu’on n’a pas encore abordé le problème essentiel, à savoir qu’est-ce que Foucault appelle un énoncé ? Est-ce que c’est la même chose qu’une phrase ? En tout cas on part d’une phrase, enfin pour le moment, puisqu’on n’a pas les moyens de faire autrement, on va très doucement dans nos analyses. « Je veux le vrai » : qui c’est qui dit ça ? Qu’est-ce que c’est cette phrase ? En effet ce n’est peut-être pas un énoncé, on sent déjà que, en effet, les énoncés et les phrases, ça ne va pas être la même chose. Pourquoi ? Parce que cette phrase elle ne me dit pas grand-chose. Si je vous dis « considérez la phrase « je veux le vrai » », vous avez tout de suite envie de savoir « mais qui peut bien dire une chose comme ça ? ». Il y a beaucoup de gens qui peuvent le dire, mais ils sont tellement variés. Ici on avance beaucoup, c’est toujours quand on ne s’y attend pas qu’on avance, parce que, est-ce qu’il ne faudrait pas dire qu’il y a autant d’énoncés dans la phrase « je veux le vrai » qu’il y a de gens pour la dire cette phrase ? Mais en même temps on recule, parce que ça voudrait dire que l’énoncé dépend de celui qui dit la phrase. Peut-être, mais pas seulement. Donc on met ça de côté, on n’a pas les moyens, mais enfin on le retient. Il faudra revenir sur ce point, ce sera central sur la question : qu’est-ce qu’un énoncé, quelle est la différence entre une phrase et un énoncé ? Je reviens : « je veux le vrai », qui dit ça ? Et qu’est-ce qu’il veut quand il dit « je veux le vrai » ? Qu’est-ce que c’est son objet ? Puisqu’on a vu en quel sens, d’après la question que vous posiez, on a vu en quel sens on pouvait parler d’un objet, d’un objet d’énoncé, d’un objet de visibilité. « Je veux le vrai » ;

Quand Descartes dit « je veux le vrai » - si c’est Descartes qui le dit - il ne cache pas ce qu’il veut : il veut la chose en personne, il veut la présence. Il veut « l’évidence ». Simplement ce n’est pas possible d’arriver à l’évidence. Il veut la chose en personne en idée. La chose en elle-même, en idée.

Lorsque Hume au XVIIIe siècle dit « je veux le vrai », qu’est-ce qu’il veut ? Il veut des signes. Ou Hobbes même, contemporain de Descartes. Il ne veut pas la chose en personne, ça ne lui dit pas grand-chose la chose en personne. Il veut des signes. Des signes à partir desquels il pourra inférer le vrai. Mais le vrai ne sera jamais donné. Il sera toujours inféré à partir d’autre chose que lui. Il sera d’autant plus sûr que l’inférence sera probable. Tiens et voilà que, voulant le vrai, là ça commence à se préciser : « je veux le vrai » donne lieu déjà à deux familles d’énoncés parce que...

C’est très nuancé cette idée de Foucault. Il faut bien tenir dans votre esprit, les deux choses à la fois. Chaque époque dit tout et montre tout. Voilà une thèse, je vais essayer de numéroter ; Thèse 1 : chaque époque, chaque formation historique dit tout et montre tout. Thèse 2 : les visibilités et les énoncés ne sont pas immédiatement donnés, il faut les extraire. Voilà, on va donc considérer ces deux aspects.

Le premier aspect, il va assez vite c’est-à-dire : il n’y a pas de secret et il n’y a rien de caché. Cela revient à dire : si vous considérez les énoncés - seulement entre parenthèses : problème qui va nous rebondir dessus tout de suite après. « Si vous considérez les énoncés... », oui, mais comment je vais les trouver, les énoncés ? Si vous considérez les énoncés, vous voyez bien que tout est dit, si vous considérez les visibilités, tout est montré, tout est donné, évidemment. Et même, avant même de savoir ce que c’est qu’un énoncé ou ce que c’est qu’une visibilité, il faut se défaire des idées toutes faites. Les idées toutes faites ça consiste à croire que les discours, le discursif cachent... (coupure)

Il ne faut pas être très malin pour le connaître. Les règles qui déterminent la politisation d’un énoncé c’est-à-dire sa nature politique, vous voyez que les hommes politiques ne mentent jamais et que, en un sens, ils disent tout, avec un cynisme radical. C’est bête de dire « ils mentent ». Ils ne mentent absolument pas. Prenez actuellement, que ce soit dans la campagne électorale, la droite, elle dit, mais elle dit exactement ce qui nous arrivera après les élections, mais on le sait. Chirac, c’est pas du tout un menteur, c’est un vérace. Ils n’ont pas besoin de nous cacher quoi que ce soit, on le sait très bien ce qui va nous arriver, on le sait très bien, on ne nous le cache pas : les contrôles d’identité - bon, ça on sait que les types jeunes et un peu bruns ils les auront - on ne peut pas dire qu’ils nous mentent, ils nous l’annoncent. Que le patronat puisse renvoyer sans que le ministère du travail ait à s’en mêler, on ne peut pas dire qu’on nous le cache. Ils disent absolument tout, ils n’ont rien à cacher, vous savez, les hommes politiques. Enfin lorsqu’ils ont à cacher ce sont des choses tout à fait personnelles : quand ils sont corrompus, quand ils volent de l’argent, mais enfin ce n’est pas ça qu’on veut dire, ce n’est pas ça qui est important, ce n’est pas ça qui est grave.

Mais sinon leurs programmes, ils sont toujours d’une fidélité absolue à leurs programmes. Je prenais tout à fait au début, quand la plupart d’entre vous n’étaient pas là, un autre cas : les discours du pape. Là aussi il ne faut jamais se dire d’un discours ni qu’il est mensonger, ni qu’il est insignifiant et qu’il parle pour ne rien dire. Quand le pape nous parle de la sainte vierge, je disais - et là aussi il faut tenir compte du seuil de religiosité des énoncés. Il ne parle pas pour ne rien dire ou il ne fait pas de l’archaïsme, il dit exactement, d’après les règles de l’énoncé religieux - évidemment il observe les règles de l’énoncé religieux sans lesquelles un énoncé n’aurait pas franchi le seuil de religiosité et c’est la moindre des choses que le pape fasse franchir à ses énoncés le seuil de religiosité, sinon qu’est-ce qui se passerait ? - il nous dit quelque chose de très important, à savoir que : l’œcuménisme - c’est-à-dire une politique religieuse d’unité des christianismes, du catholicisme et du protestantisme etc. - a fait son temps et qu’il réintroduit « l’universalité », l’universalisme proprement catholique contre l’œcuménisme. En effet le problème de la vierge étant et faisant partie de ces points de friction entre le catholicisme et la réforme, il va de soi que l’amour intense du pape pour la vierge signifie quelque chose que les réformés, que les protestants reçoivent en plein. Donc on ne peut pas dire qu’il parle pour ne rien dire, mais, en se conformant aux règles d’après lesquelles un énoncé est religieux, il dit strictement tout. Et quand il embrasse la terre et qu’il parle toutes les langues et qu’il éprouve le besoin de dire bonjour, chaque fois qu’il débarque dans un pays en parlant la langue du pays - là aussi, c’est pas, comme on dit, pour faire du spectacle, c’est pour se réclamer du don des langues des apôtres et cela a un sens dans l’universalité catholique, ça a un sens extrêmement précis, c’est-à-dire : c’est un type d’énoncé qui dit exactement ce qu’il veut dire.

Et j’invoquais le texte - je vous y renvoie pour ceux qui aiment Proust - lorsque Proust met en scène dans La recherche du temps perdu, un ambassadeur du nom de Monsieur de Norpois, Monsieur de Norpois a deux pages dans La recherche du temps perdu qui sont des pages splendides, où Monsieur de Norpois explique que le langage diplomatique a certaines règles - Foucault dirait : il y a un seuil de diplomaticité des énoncés - et que compte-tenu des règles de l’énoncé diplomatique, les comptes rendus de réunions, par exemple entre ministres de différents pays, disent exactement tout le « vrai », il n’y a jamais rien de caché. Si l’on sait les règles de la formation des énoncés dans tel domaine, on ne peut absolument rien nous cacher. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils cachent ? Lorsque Reagan annonce que par exemple il fera moins d’impôts et que, en revanche, il démantèlera les institutions d’assistance sociale, vous ne pouvez pas dire qu’il mente ou qu’il cache quelque chose. C’est évident. C’est une évidence. Je veux dire : ils disent toujours... On ne peut pas dire que Hitler ait jamais caché quoi que ce soit. Enfin il faudrait en effet ne pas avoir lu une ligne d’Hitler pour estimer que Hitler cachait quoi que ce soit. Ce serait très intéressant de se demander, ce serait un problème pour Foucault, mais c’est un peu le problème que Jean-Pierre Faye a traité : qu’est-ce que c’est et comment est-ce qu’on peut parler d’énoncés proprement fascistes ? Comment est-ce qu’ils apparaissent ? Comment est-ce qu’apparaissent dans un champ politique, les énoncés d’un nouveau type, les énoncés fascistes ? Or, bien loin de cacher les buts du fascisme et les moyens du fascisme, Hitler est l’introducteur et l’inventeur d’un régime d’énoncés que l’on reconnaîtra à partir de là sous la forme d’énoncés nazis et même d’énoncés fascistes. C’est pour ça que c’est très intéressant de lire les journaux, parce qu’en un sens tout est dit, pas de secret.

Or, dans son œuvre même, Foucault revient à plusieurs reprises et d’une manière très intéressante sur le discours du philanthrope. Il va montrer que le philanthrope dit, mais dit exactement tout et que à la lettre, pour savoir le plus obscur d’une époque, le plus apparemment caché, il suffit de prendre à la lettre, mais à la lettre, le discours du philanthrope. Le plus cru et le plus cynique s’étale dans le discours du philanthrope. Or cela ça nous apportera pour plus tard, c’est pour ça que je le développe dès maintenant car on verra que l’une des bases de la critique de l’humanisme, par Foucault, prend sa source dans sa critique du discours du philanthrope. Mais critiquer ça ne veut pas dire du tout dégager le secret, c’est une opération très différente, c’est dégager les règles auxquelles tel type d’énoncés obéissent, or les règles auxquelles tel type d’énoncés obéissent, elles ne sont pas données, mais elles ne sont absolument pas secrètes, cachées. Elles ne sont pas données parce que c’est des règles. Les règles ne sont pas données. Ce qui est donné, c’est les produits c’est-à-dire les énoncés mêmes et encore si on les trouve, d’après les règles.

Donc : discours du philanthrope. Premier grand cas d’analyse de discours de philanthrope, c’est-à-dire du régime d’énoncé correspondant, c’est la libération des fous à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. A peu près simultanément en Amérique et en France. En France c’est Pinel. Pinel qui est nommé à l’époque, « un grand philanthrope » et qui libère les fous de leurs chaînes. Déchaîner les fous. Voilà et j’ai vérifié avant de venir, Petit Larousse : « Pinel » il y a - alors là, c’est un énoncé il est dit pour Pinel, et pourquoi pas ? que : « il a substitué la douceur à la violence dans les asiles. Par là c’est un grand philanthrope ». Et il y a une anecdote célèbre, dont Foucault cite les sources : c’est le fils de Pinel qui raconte l’entrevue grandiose du monstre difforme et du grand philanthrope. C’est le conventionnel Couthon, paralytique, régicide - il avait voté la mort de Louis XVI - il était infirme, paralytique, il se promenait en petite voiture, (mot inaudible) et Couthon vient voir Pinel à l’asile et lui dit : « camarade, toi-même tu es fou, car on me dit que tu veux libérer ces créatures ignobles ». Pinel le regarde de toute sa taille et dit :« oui citoyen, mais j’y arriverai ». Et l’autre dit « grand bien te fasse, mais qu’ils ne s’échappent pas ! » et il s’en va en étant poussé dans sa chaise - le monstre - et le grand philanthrope achève son œuvre, il casse les chaînes des fous. Bon. Foucault il n’est pas contre, il dit « d’accord, d’accord », mais, ça va nous mettre un peu sur la voie de : comment on a trouvé les énoncés ? Il dit : il ne faut pas en rester simplement à ce récit filial qui est très beau, mais voilà... Parce qu’il faut voir les déclarations de Pinel lui-même, il s’agit de quoi ? Et bien ça nous intéresse déjà directement : Pinel dans ses déclarations parle bien en effet : « libérer les fous, leur ôter leurs chaînes », ça c’est une doctrine, on ne peut pas nier et en effet les fous ne seront plus enchaînés, du moins plus immédiatement enchaînés. Mais on remplace ça par quoi, les chaînes ? Pinel ne le cache pas, toute la méthode repose sur ceci : il faut que le fou soit constamment vu, c’est-à-dire surveillé, qu’il soit constamment vu et surveillé, et constamment jugé. Et Pinel lâche les deux grands mots qui vont nous mettre sur la voie des énoncés : regard et jugement.

En d’autres termes ce qui va remplacer les chaînes matérielles c’est le regard du surveillant et le jugement perpétuel, le regard perpétuel du surveillant et le jugement perpétuel du soignant. Pourquoi j’insiste là-dessus ? Regard nous renvoie à visibilité - que le fou soit visible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et jugement nous renvoie à un type d’énoncé.

Le statut de la folie reste défini en termes de visibilité et énoncé. Regard perpétuel, jugement perpétuel. Pourquoi ? Là aussi je peux mettre... alors je pourrais diviser une feuille en deux, mettre d’un côté ce qui paraît être la philanthropie. Supprimer les chaînes, première chose. Deuxième chose, les assurances de Pinel sont constantes : le fou n’est pas coupable d’être fou.

Au XVIIe siècle, dans les énoncés de la déraison, le fou était effectivement d’une certaine façon coupable d’être fou, tout comme le passionné était coupable de ses passions, coupable de ne pas suivre la raison. Le concept de déraison assurait la culpabilité du fou : le fou est coupable d’être fou. Enoncé philanthropique de Pinel : le fou n’est pas coupable d’être fou. Mais comme dit Foucault - mais les textes de Pinel le disent en beaucoup plus long - l’idée de Pinel c’est que le fou a cessé d’être coupable d’être fou, le fou est innocent - c’est un grand gain en humanité - mais, dans sa folie innocente, il est responsable de ce qui, dans cette folie, vient troubler l’ordre moral et l’ordre social. Le fou n’est plus coupable d’être fou, il est responsable de ce qui, dans sa folie, elle-même innocente, vient troubler l’ordre moral et l’ordre social. En d’autres termes - c’est formidable - ce que Pinel a fait c’est une opération magistrale, c’est : il a fait franchir aux énoncés sur la folie, il a fait franchir le seuil moral. C’est en fonction du trouble apporté par le fou à l’ordre moral... Le fou est innocent, mais cette folie innocente l’amène à troubler l’ordre moral et social. Il est responsable de ce qui trouble l’ordre moral et social et non plus coupable. L’énoncé sur la folie franchit le seuil moral mais, précise bien Foucault - et il a complètement raison pour tout le début du XIXe siècle - ne franchit pas du tout le seuil épistémologique, le seuil de science. Au point que Pinel ne parle jamais au nom d’une « connaissance de la folie », il parle au nom de la morale. C’est seulement bien plus tard que se formera une psychiatrie invoquant une connaissance de la folie, à ce moment-là les énoncés sur la folie auront franchi le seuil dit « épistémologique ».

Mais ce que Pinel fait c’est tout à fait autre chose : faire franchir aux énoncés sur la folie le seuil moral. Ce qui revient à dire quoi ? C’est que, si vous suivez la lettre du discours de Pinel, vous y voyez deux choses. Vous y voyez d’une part qu’il y a de meilleures chaînes que les chaînes physiques. Qu’est-ce que c’est que les meilleures chaînes que les chaînes physiques ? C’est le regard du surveillant et le jugement du soignant. En quoi ce sont des chaînes ? C’est parce que si... Oui, deuxième point : il y a une responsabilité plus profonde que toute culpabilité. C’est-à-dire que, plus profond que la culpabilité d’être fou, il y a la responsabilité que le fou a, lorsqu’il porte atteinte à l’ordre moral et à l’ordre social.

Seuil moral des énoncés sur la folie. Et dès lors quelle est l’opération de l’asile au XIXème par opposition à la situation au XVIIe ? On brise les chaînes du fou, mais on va l’enfermer dans quoi ? On va l’enfermer dans une espèce de modèle familial. C’est ce que Foucault montre très très bien et finalement la psychanalyse c’est parfait, parce qu’elle achève, elle porte à la perfection l’entreprise de la psychiatrie du XIXème siècle, elle ne rompt pas du tout avec, dit-il, car, si vous cherchez quelle est l’organisation de l’asile chez Pinel, le regard et le jugement à partir duquel le fou va être tenu pour responsable des troubles qu’il provoque dans l’ordre moral et social, c’est la situation de l’enfant dans un modèle familial. Et la psychiatrie ne quittera plus jamais le modèle familial. Et le soignant n’est pas traité comme un savant, mais comme un père, et Pinel est le premier père de ce nouveau traitement des fous.

Or est-ce qu’on peut dire que quelque chose est caché ? Non. Rien dans le discours du philanthrope de l’asile, rien n’est caché. Bien plus, si le fou s’obstine à troubler l’ordre moral et social, à ce moment-là, oui, il faut le punir. Alors on le remet en chaînes ? Oui on le remet en chaînes, souvent on le remet en chaînes. Mais sinon, Pinel s’explique avec une très grande ingénuité, et il dit à peu près - les textes donnés par Foucault sont sans équivoque - et Foucault résume, il n’interprète pas, il résume - il faut que la folie ne fasse plus peur, en revanche il faut - et c’est la base de toutes les thérapeutiques de la folie au début du XIXe - il faut que le fou ait peur. Il faut que le fou ait peur. Jamais le XVIIe siècle qui enchaînait les fous, ne s’était proposé que les fous aient peur. Je ne veux pas dire - il ne faut pas tomber dans l’inverse et dire que le XVIIe siècle c’était formidable parce que ils en voyaient des fous ! mais on ne disait pas « ce qu’il faut c’est que les fous aient peur », on les traitait comme des bêtes. Mais on avait peur d’eux et c’est pour ça qu’on les traitait comme des bêtes, parce qu’on avait peur d’eux. Tout change avec Pinel en effet : il faut que le fou lui-même ait peur, vous vous rendez compte, c’est... il n’y a pas lieu d’interpréter pour dire... c’est en effet une manière dont la bourgeoisie se rassure fondamentalement quant au problème de la folie : c’est à eux d’avoir peur, c’est pas à nous ! c’est pas à nous les normaux d’avoir peur des fous, c’est à eux d’avoir peur. Et ce thème, c’est la peur qu’ils doivent avoir de ce qui va arriver, si ils troublent l’ordre moral et social de l’hôpital.

Et toute la réglementation, tous les énoncés sur la folie vont porter là-dessus : une échelle de sanctions, le fou devant vivre dans la peur qui va l’empêcher précisément de troubler l’ordre moral et l’ordre social. Alors cette échelle de sanctions ça va d’une douche, qui n’est pas du tout présentée par Pinel comme un moyen thérapeutique, elle est présentée comme un moyen de faire peur. La soudaineté de la punition ! Essentiel que la punition soit soudaine ; et là les énoncés disent tout, par exemple, chez tous les soignants de l’époque vous avez un fou qui prend un caillou en se promenant, le surveillant et là et le regarde - il faut que le fou soit constamment surveillé - il prend son caillou là et le surveillant lui dit : « attention hein ! Qu’est-ce que tu as là dans la main ? Lâche le caillou... ». S’il garde le caillou... Il faut qu’il ait peur : la prochaine fois, il ne ramassera pas le caillou, il aura compris qu’il ne faut pas ramasser le caillou. Il n’est plus coupable d’être fou d’accord, ah oui... mais attention ! Il est innocent, complètement ! mais il est responsable des troubles de l’ordre public, c’est-à-dire de l’ordre moral et social qu’il entraîne. Il ramasse un caillou : mais c’est un trouble ça. Ça trouble l’ordre social... bon, et bien s’il ne le lâche pas, il y passe. Et la soudaineté de la punition, encore une fois, est un facteur essentiel. Voilà.

De même dans Surveiller et Punir vous trouvez une longue analyse du discours du philanthrope de prison. Et c’est très intéressant, parce que, en même temps que la prison, le droit pénal, on l’a vu, devient un droit dont les énoncés sont des énoncés sur la délinquance. Or la délinquance est une catégorie nouvelle. C’est un objet d’énoncé, c’est ce que j’appelais tout à l’heure un objet discursif. Et on remarque que, dans ce droit pénal, puisqu’il y a ce moment-là, tout un renouvellement, il semble qu’il y ait avant tout un adoucissement des peines, un adoucissement des sanctions. Et le philanthrope arrive à une humanisation des sanctions. Notamment les supplices tendent à disparaître lentement ; la prison remplace les supplices. En effet la prison, du temps où il n’y en avait pas, les sanctions c’était du type : supplice, exil, travaux forcés. Exil, galères. La prison ce n’est pas nécessaire, vous savez, dans un régime de sanctions. Ce n’est pas nécessaire, vous avez des droits sans prisons. La prison ça ne vient pas du droit de toute façon - Foucault l’a montré ça de manière définitive - ça ne vient pas du tout du droit le régime pénitentiaire, mais bien plus, vous avez toutes sortes de droits qui ne comportent pas la prison ou qui ne comportent la prison que dans des cas très précis et c’est très rare parmi les délits. Encore une fois au XVIIe siècle, comment est-ce qu’on punit ? Il y a les galères, il y a l’exil, il y a les supplices, ça couvre déjà une sacrée catégorie de punitions. Les lettres de cachet, où là il y a bien enfermement, c’est un cas que Foucault a étudié de très près - on reviendra sur cette institution très bizarre dans la monarchie française, des lettres de cachet où à la demande de la famille... - c’est exactement comme le placement dit « volontaire » aujourd’hui, la lettre de cachet - à la demande de la famille on enferme quelqu’un. Bon le placement volontaire, le placement dit « volontaire » en psychiatrie aujourd’hui est l’héritier direct, il me semble, des lettres de cachets. Mais la prison ce n’est pas nécessaire dans une échelle de sanctions. Donc quand elle se forme, en même temps il y a le droit pénal qui subit des modifications pour son compte, de son côté indépendant et il y a ce qu’on appelle une numérisation des peines, au lieu de supplicier les gens, on leur donne deux ans de prison, trois ans de prison etc.

Discours du philanthrope. Mais là aussi, dit Foucault, il faut voir de plus près. Car si on essaie de chercher, qu’est-ce qu’on voit ? Et là aussi c’est facile à voir et c’est dit. Dans les énoncés de l’époque on insiste énormément sur ceci que la criminalité est en train de changer. On continue encore dans les énoncés de Wesley, on retrouve des énoncés du même type, l’évolution de la criminalité : ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’entre le XVIIe et le XVIIIe siècle il y a un phénomène très intéressant qui a été très très bien analysé par un historien qui s’appelle Chaunu, un historien contemporain qui s’appelle Chaunu. il raconte une histoire très intéressante, il dit qu’entre le XVIIe et le XVIIIe - en gros je résume beaucoup son étude - les crimes contre les personnes ont régressé, mais en revanche les crimes contre les biens se sont énormément développés. Alors il y a des raisons à cela, des raisons de toutes sortes. Pourquoi ? Parce que les crimes contre les personnes ça impliquait quoi ? Tout le régime encore XVIIe siècle ; c’est très lié à des crimes ruraux et à des bandes, à des compagnies, à des jacqueries et à des grandes bandes ; et puis voilà que, d’un siècle à l’autre, le modèle urbain se développe beaucoup, la circulation de l’argent se développe beaucoup, les escroqueries se mettent à pulluler par exemple. Les grandes bandes sont en voie de disparition et, au lieu de grandes bandes rurales, vous avez le phénomène « toutes petites bandes urbaines » et qui se livrent plutôt à des crimes contre les biens. Bien sûr on tue toujours, mais la proportion a beaucoup changé et donc ce n’est pas tellement que ce soit la justice qui devient moins sévère, au contraire : dans les énoncés du temps on voit ceci : la justice ancienne n’est pas assez sévère pour cette nouvelle criminalité. En effet des petites escroqueries qui, au XVIIème siècle, n’auraient même pas été poursuivies ou des vols qui n’auraient pas été poursuivis. C’est une justice en un sens trop grosse pour saisir le détail de la criminalité. Lorsque la nature des crimes change et que monte une grande proportion de crimes contre les biens, comprenez que la justice doit devenir plus fine, elle doit resserrer ses mailles. Elle doit évaluer les crimes et la délinquance d’une toute autre manière, or la justice du Souverain, le modèle royal de la justice ne pouvait pas saisir, en fonction de tout l’appareil de justice.... C’est-à-dire en fonction de ces nouveaux crimes et de la nouvelle criminalité, il faut un réaménagement du pouvoir de punir.

Et les énoncés de droit vont traduire, non pas tellement un humanisme, non pas tellement une augmentation dans la douceur des mœurs, non, il s’agit d’autre chose. Ce n’est pas non plus de la cruauté. C’est une espèce de mutation c’est-à-dire : un nouveau régime d’énoncé, un nouveau régime d’énoncé concernant la criminalité. C’est là que l’objet discursif « délinquance » va apparaître. Il s’agit de saisir dans les mailles de la justice tout un domaine de « petite » (entre guillemets) délinquance qui échappait aux énoncés précédents. Alors bon, ça veut dire quoi ? Et bien, cette fois-ci, et j’invoque un troisième livre de Foucault : ça veut dire que le droit va vraiment... les énoncés vont réellement... les énoncés de droit et pas seulement de droit, les énoncés juridiques, les énoncés politiques, les énoncés même techniques vont singulièrement changer de nature, de régime. Si j’essaie de définir en très gros - on reviendra, on aura à revenir sur tous ces points, le pouvoir du Souverain - mettons qui se termine vers la fin du XVIIe siècle, dans les conditions de la monarchie absolue française - le pouvoir du Souverain c’est quoi ? Il se définirait de telle manière : prélever, c’est un droit de prélever, ce sont des énoncés de prélèvement. La part du Roi. Ou la part du seigneur. Qu’est-ce qui revient au seigneur, prélevé sur la production, prélevé sur la vie, prélevé sur les richesses ? Qu’est-ce que le seigneur a le droit de prélever ? Qu’est-ce que le roi, le seigneur des seigneurs, a le droit de prélever, et sur les seigneurs et sur le peuple ? C’est un droit de prélèvement, c’est une opération de prélèvement.

Et d’autre part, c’est un droit de prélèvement et le plus grand des prélèvements c’est quoi ? La vie. C’est un droit de mort. C’est un droit de faire mourir. Le Souverain c’est celui qui prélève et qui décide éventuellement de la mort. C’est ça le vieux régime d’énoncé. L’énoncé souverain, il répartit les prélèvements et il décide éventuellement de la mort, c’est-à-dire : est-ce que je te laisse vivre, se demande le Souverain, ou est-ce que je décide ta mort ?

Vers le XVIIIe siècle commence une mutation qui, je résume très très grossièrement, qui va singulièrement changer le régime d’énoncé, à cet égard, politique, juridique, réglementaire, technique etc. Il ne s’agit plus de prélever, de prendre sa part, sur la production, sur la richesse - il s’agit de « faire produire ». En d’autres termes c’est-à-dire faire produire un effet utile et décupler l’effet utile. Je dirais ce n’est plus un régime de prélèvement, c’est un régime d’organisation ou de quadrillage. Le problème du pouvoir ce n’est plus : que prélever sur les forces vives ? Le problème du pouvoir devient : comment composer les forces vives pour qu’elles produisent un maximum ?

En d’autres termes c’est un problème, oui, d’organisation ou de quadrillage et non plus de prélèvement. Et parallèlement les grands énoncés, c’est ce que Foucault appellera, si vous voulez, « des énoncés disciplinaires », des « énoncés de discipline », par opposition aux énoncés de souveraineté. « Disciplinaire » c’est un régime, entre autres, c’est un régime d’énoncés, tout comme « souveraineté » était un régime d’énoncés. Et parallèlement qu’est-ce qui se passe ? Parallèlement le pouvoir n’est plus le droit de faire périr, le pouvoir, de même que il ne prélève plus, mais organise et fait produire et multiplie le produit, par son quadrillage, par l’organisation, le pouvoir ne fait plus mourir, ne se donne plus comme but, ne se donne plus comme propre, la décision éventuelle de faire mourir - il se donne comme but la gestion et le contrôle de la vie.

« Gestion et le contrôle de la vie » : il faut le prendre très concrètement dans les techniques mêmes qui commencent au XVIIIe siècle, qui impliquent toutes les statistiques de la vie. Statistiques ou l’emploi des probabilités. Calcul des probabilités concernant les richesses, les populations, concernant même les cultures - c’est notre monde moderne qui commence.

Notre monde moderne est disciplinaire et gestionnaire, par opposition au monde qui se terminerait, selon Foucault, vers la fin du XVIIe, qui, lui, était un monde de souveraineté et mortifère, au sens de : le pouvoir du prince, c’est la décision éventuelle de faire mourir. Gérer et contrôler la vie et c’est à ce moment-là, dès le début du XVIIIe, que commence l’idée fondamentale qu’il n’y a pas de nation sans démographie, que toutes les méthodes démographiques sont employées, que la puissance d’une nation implique toute une démographie augmentante. Dans quelles conditions elle doit augmenter ? C’est les problèmes qui deviennent à ce moment-là les problèmes courants de l’Etat : les mariages, les morts, les naissances, la comparaison statistique de tout ça entre dans l’appareil du gouvernement. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ?

La question ce n’est plus faire mourir, c’est contrôler la vie y compris dans ses plus petits détails.

C’est un tout autre type de pouvoir. Alors, comme dit Foucault, dans une page très belle, de La volonté de savoir... Vous comprenez l’abolition de la peine de mort, c’est évident que c’est une tendance de ce nouveau régime d’énoncé, depuis le début. Il faudra longtemps pour y arriver, mais il va de soi que la peine de mort, dans ce nouveau régime d’énoncé, c’est une survivance du vieux pouvoir souverain. Pourquoi ? Si le véritable objet du pouvoir c’est la gestion et le contrôle de la vie, mais il y a quelque chose même de très choquant dans la peine de mort, pour les régimes de ce type. Il y a quelque chose de très choquant, c’est pour ça que dès le XVIIIe siècle vous avez une dénonciation absolue de la peine de mort, qui va se poursuivre d’auteur en auteur, de technicien en technicien, avec tous les arguments que on a vu ressortir au moment où elle a été enfin abolie en France, mais vous les trouviez déjà ces arguments, ça a été rappelé qu’on les trouvait déjà totalement chez Victor Hugo, mais les arguments de Victor Hugo, on les trouvait déjà totalement au XVIIIe siècle, sur le fait que la peine de mort n’avait jamais empêché la propagation du crime etc. Tout y était. Et vous comprenez bien que, en effet, si le pouvoir se définit comme une gestion et un contrôle de la vie dans ses plus infimes détails - à savoir une femme doit avoir trois enfants, et tout ça c’est des textes, c’est des énoncés qui apparaissent dès le XVIIIe siècle constamment, il ne faut pas croire que la contraception, elle existe depuis peu : déjà le XVIIIe siècle est engagé dans la discussion sur la contraception, l’utilisation de la contraception à la campagne, il ne faut pas prendre les fermières pour des retardées, il semble que dès le XVIIIe siècle la contraception à la campagne posait un problème aux nations extrêmement fort. Il y a des choses nouvelles, mais parfois on se trompe dans notre évaluation du nouveau, parce qu’on n’a pas une bonne méthode pour dégager les énoncés. Mais enfin bon vous sentez bien que la peine de mort en effet c’est comme un truc inassimilable par la nouvelle conception du pouvoir. En revanche, comme dit Foucault, ce n’est pas que la mort n’existe pas pour ce pouvoir, mais la mort elle est toujours l’envers de ce que le pouvoir a décidé de la vie. Ce n’était pas le cas pour le Souverain. Je veux dire : la mort moderne, dans son rapport avec le pouvoir, c’est l’holocauste, ce n’est plus la peine de mort, c’est l’holocauste c’est-à-dire la disparition de groupes entiers, la disparition de groupes entiers (inaudible). Et pourquoi l’holocauste c’est vraiment le truc moderne, c’est l’infamie moderne ? Et bien, c’est tout simple, c’est que, les holocaustes, on ne peut pas les concevoir sous la forme de, sous la vieille forme du Souverain, « je te condamne à mort », c’est pas ça.

Vous ne pouvez comprendre l’extermination d’un groupe, d’un peuple, d’une nation que si vous la rapportez aux conditions de vie que s’estime ou se donne le peuple exterminateur. Et ça je crois que c’est une remarque très très forte sur la nature moderne des holocaustes. A savoir : les groupes, les peuples exterminés sont assimilés à des microbes, des agents infectieux qui menacent la vie du peuple exterminateur. En d’autres termes, c’est au nom d’un vitalisme pervers, d’un vitalisme proprement dément. Prenez l’extermination des juifs par Hitler. L’extermination des juifs elle se fait au nom de quoi ? Le juif assimilé à un agent pathologique, pathogène, qui menace la santé de la pure nation allemande. De quoi Hitler se réclame-t-il ? De la vie et de l’espace vital. C’est au nom de la vie, dans une espèce de vitalisme de la race, une espèce de vitalisme tordu, que Hitler procède à l’élimination des homosexuels dénoncés alors comme agents bactériens.

... les armes atomiques posent à la fois la question de l’élimination des peuples entiers qui seront considérés comme les agents infectieux de la vie des peuples qui se servent de l’arme atomique et tout en étant condition de la survie - le thème de la vie et de la survie. Et déjà la survie de la race allemande est le thème fondamental d’Hitler et tous les thèmes d’holocauste, d’armement atomique - je prends deux rubriques très différentes - se comprennent complètement en fonction de cette nouvelle conception de la politique : gestion et contrôle de la vie. Oui ?

Question : (inaudible)

G.D. : La colonisation des Amériques... Je ne peux pas vous répondre, il faudrait que j’y pense, je ne sais pas. Pour que vous posiez la question, il faut que vous ayez déjà l’idée d’une réponse, alors dites-moi votre réponse.

Interlocuteur (inaudible)

G.D. : est-ce qu’il y avait déjà un argument d’espace vital ? Ecoutez, ça, ça m’étonnerait. Il faut s’entendre. A ce moment-là, vous me diriez « dans les colonies de peuplement de la Grèce ancienne, est-ce qu’il y avait déjà un espace vital ? », je vous dirais « certainement pas ». Bien que : il fallait qu’ils exportent de la population, il fallait qu’ils exportent des citoyens, mais ce n’était absolument pas au nom d’un espace vital. L’idée d’espace vital, elle apparaît tellement XIXe siècle... Je ne peux pas vous répondre, mais c’est l’exemple excellent ça d’une recherche... C’est celui qui pose la question qui doit y répondre. La semaine prochaine : vous allez réfléchir à ça et la semaine prochaine vous nous direz.

Alors je voudrais vous lire, pour terminer ce point, la page de Foucault qui me paraît très belle, c’est Volonté de Savoir p.179-180 Vous voyez, j’essaie de résumer le thème de la page, ça revient à dire que c’est pour les mêmes raisons que la peine de mort individuelle tend à s’abolir dans les sociétés modernes et que les holocaustes de peuples tendent à se développer. « L’occident a connu depuis l’âge classique une très profonde transformation de ses mécanismes de pouvoir. Le prélèvement tend à n’en être plus la forme majeure, mais une pièce seulement parmi d’autres qui ont des fonctions d’incitation, de renforcement » etc. Le prélèvement il existe pour les impôts encore. « Mais la vraie forme du pouvoir aujourd’hui c’est un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère d’abord la vie et à s’ordonner à ce qu’elle réclame. Cette mort qui se fondait sur le droit du Souverain de se défendre ou de demander qu’on le défende va apparaître maintenant comme le simple envers du droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer. Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes pourtant que depuis le XIXe siècle et, même toutes proportions gardées, jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations, de pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort - et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites - se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie... »

Incise : commentaire de Deleuze : ce n’était pas le cas de la mort décidée par le Souverain, puis il reprend la lecture : « comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre, elles se font au nom de l’existence de tous ; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux. C’est comme gestionnaires de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant d’hommes. Et par un retournement qui permet de boucler le cercle, plus la technologie des guerres les a fait virer à la destruction exhaustive, plus en effet, la décision qui les ouvre et celle qui vient les clore s’ordonnent à la question nue de la survie. La situation atomique est aujourd’hui au point d’aboutissement de ce processus : le pouvoir d’exposer une population à une mort générale est l’envers du pouvoir de garantir à une autre, son maintien dans l’existence. Le principe : pouvoir tuer pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de stratégie entre États. Mais l’existence en question n’est plus celle, juridique, de la souveraineté, c’est celle, biologique, de la population. Si le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes, ce n’est pas par un retour aujourd’hui du vieux droit de tuer, c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population. J’aurais pu prendre, à un autre niveau, l’exemple de la peine de mort. Elle a été longtemps avec la guerre l’autre forme du droit de glaive ; elle constituait la réponse du souverain à qui attaquait sa volonté, sa loi, sa personne. Ceux qui meurent sur l’échafaud sont devenus de plus en plus rares, à l’inverse de ceux qui meurent dans les guerres. Mais c’est pour les mêmes raisons que ceux-ci sont devenus plus nombreux et ceux-là plus rares. »

Incise : commentaire de Deleuze : c’est pour les mêmes raisons que la peine de mort s’abolit et que l’holocauste se répand, puis il reprend la lecture. « Dès lors que le pouvoir s’est donné pour fonction de gérer la vie, ce n’est pas la naissance de sentiments humanitaires, c’est la raison d’être du pouvoir et la logique de son exercice qui ont rendu de plus en plus difficile l’application de la peine de mort. Comment un pouvoir peut-il exercer dans la mise à mort ses plus hautes prérogatives, si son rôle majeur est d’assurer, de soutenir, de renforcer, de multiplier la vie et de la mettre en ordre ? Pour un tel pouvoir l’exécution capitale est à la fois la limite, le scandale et la contradiction. »

Commentaire de Deleuze : Tandis que l’holocauste ne l’est pas car l’holocauste c’est la condition de la survie du peuple exterminateur. Or tout ceci - je voudrais conclure parce que vous n’en pouvez plus - je conclus, j’ai fini avec le premier point : en quel sens tout est toujours dit ? En quel sens les énoncés ne sont pas cachés, ne sont pas secrets, les visibilités ne sont pas cachées, vous pouvez voir et vous pouvez entendre à votre époque tout ce qu’il y a lieu de voir et tout ce qu’il y a lieu d’entendre. Perdez l’idée que les hommes politiques vous trompent, c’est pire, c’est bien pire : s’ils ne faisaient que nous tromper... ! Mais, même au niveau des holocaustes, ils ne les cachent pas. Vous voyez, évidemment vous sentez tout de suite qu’est-ce qu’il faut lire alors pour connaître ces pseudo-secrets. Tantôt, tantôt. Tout est bon et ce sera la méthode de Foucault. C’est qu’il faut lire parfois des revues médicales pour voir ce que c’est que la politique de la santé aujourd’hui. Vous lirez dans les revues médicales des déclarations qui, personnellement, me font frémir, du type : nous allons vers une médecine sans médecin ni malade. On voit très bien ce que ça veut dire : une maladie ne se définit plus par des symptômes, elle se définit par des images, du type scanner etc. ; c’est-à-dire : vous serez traités avant d’être malades, vous n’aurez même pas le temps de devenir malades malades. C’est-à-dire : une médecine par images au lieu d’être une médecine par signes. C’est très intéressant ça : on ne peut pas dire qu’ils le cachent, ils le disent. « Une médecine sans médecin ni malade », en effet tout se passe entre l’image et le porteur d’image, avec l’appareil de détection ; d’une certaine manière ça fait froid dans le dos, mais c’est dit, qu’on ne nous dise pas que c’est caché ! Vous direz : « c’est dit, mais dans des revues spécialisées »... et alors ? Les revues spécialisées ne sont pas secrètes. Ce qui fait partie de l’énoncé, c’est peut-être : le locuteur et le destinataire, ça oui. Mais qu’un énoncé implique tel locuteur et s’adresse à tel destinataire, est-ce que ça veut dire qu’il est secret ? Non, ça ne veut pas dire qu’il est secret, pas du tout.

Vous voyez cette dernière remarque que je fais, elle va lancer sans doute notre analyse prochaine. De même, lire des revues des armées, c’est très très intéressant. Parce que, là alors, ils ne nous cachent rien ; on ne peut pas dire qu’un général soit menteur. Ça : il n’y a rien de plus franc qu’un général. C’est une loi des énoncés. Même de tous, entre l’homme politique, le diplomate, le général c’est le plus franc ! Le plus terrifiant aussi, mais c’est le plus loyal. Un général ne ment pas, il ne ment jamais. C’est très intéressant les revues, les études militaires, là aussi il y a des locuteurs et des destinataires. Et bien voilà. Le thème, tout ce que je voulais dire, c’est, à ce niveau, le thème que Foucault rappelle constamment, c’est une règle de sa méthode : le difficile c’est de trouver les énoncés là où ils sont, mais ils sont quelque part : à vous de les trouver. Ils ne sont pas cachés. Et l’archive ça veut dire ça : former le corpus - comme dit Foucault, mais il emploie un terme très souvent employé par les linguistes, ou du moins par certains linguistes - former le corpus d’énoncés qui sont caractéristiques d’une formation historique, ça implique déjà beaucoup d’invention. Il faut les trouver là où ils sont. « Les trouver là où ils sont » ça veut dire à la fois : ils ne sont pas cachés et pourtant ça prend de la peine de les trouver. Il faut que vous construisiez le corpus d’énoncés dont vous partez. Lorsque vous faites une recherche quelconque sur une formation historique, il faut que vous construisiez votre corpus. Voilà, donc on passera à l’autre problème : mais alors, ils ne sont pas cachés, mais ils ne sont pas donnés non plus. Donc : qu’est-ce qu’il faut faire ? Et pourquoi ils ne sont pas donnés ? Voilà !