Vérité et temps, le faussaire

Cours Vincennes : Kant, le temps, Nietzsche, Spinoza
Cours du 13/12/1983

Comme la dernière fois... on s’est presque arrangé sur ces distributions de matières de travail et, j’aimerais bien que, après les vacances de Noël ça se forme - ça se forme, c’est-à-dire, de toutes manières : je vais vous faire de plus en plus de philosophie. Un peu, comment dirais-je ? je ne voudrais pas être trop sommaire, mais un peu sommaire, pour que... On fait un retour à la philosophie, cette année, comme ça ! Je veux dire que je voudrais que vous lisiez vraiment du Platon, je voudrais que vous lisiez ou relisiez Nietzsche, tout ça, ça ne peut vous faire que beaucoup de bien... Alors là, quelqu’un vient de me passer une note notamment, je considère, que cette note, heu, elle est très bonne, mais c’est presque votre travail dont j’aurais besoin éventuellement. Alors, quant à cette note, sans même que les autres soient très au courant, vous semblez donc vous intéresser, par exemple - je prends cet exemple parce qu’il peut valoir pour tout le monde. Vous semblez vous intéresser, non seulement à Kant, mais à un point très précis de (...) des conceptions kantiennes. A savoir : vous vous intéressez à la question du monde chez Kant, et à la manière dont Kant essaie de montrer que du monde lui-même, et à propos du monde, on peut tenir des propositions dites antinomiques... Votre problème - et c’est très bien, ça rentre bien dans notre cadre, et votre problème, c’est : est-ce que dans ce cas, où le monde est l’objet de propositions antinomiques, mettons en gros, si vous préférez pour le moment, de propositions contradictoires, est-ce que dès lors l’histoire du monde n’est pas un cas de narration falsifiante ?

Alors je trouve la question intéressante, et je me dis, bon, si vous avez cette idée, faut aller voir. Kant, on aura l’occasion d’en parler. Il faut se dire que la théorie du Monde, elle ne part pas d’elle-même. D’abord, il y a trois choses qu’il ne veut pas séparer : c’est le Monde, mais aussi le Moi et Dieu... Et pourquoi il veut pas les séparer ? C’est parce que, selon lui, voilà, et cela va être un grand apport du kantisme, une espèce de nouveauté très radicale du kantisme, c’est que le Moi, le Monde et Dieu sont en tout cas, inséparables, "d’illusions". Alors les antinomies, dans le cas du Monde, ce n’est qu’un cas de l’illusion. Il y a aussi des illusions du Moi, il y a des illusions de Dieu et il y a des illusions de Monde. Qu’est ce qu’il y a d’étonnant là-dedans ? Je veux dire, où est la richesse de l’idée ? Il s’agit, toujours, quand vous lisez un philosophe, tout comme lorsque vous lisez un poète, - c’est votre affaire d’en extraire la beauté puisque c’est... c’est des choses, c’est comme du minerai quoi... c’est...ou parfois c’est plus subtil encore que du minerai. Mais, lire ou comprendre, c’est toujours véritablement une extraction, hein, et pire, c’est tout ce que vous voulez, c’est une extraction, c’est une absorption, c’est du cannibalisme. Vous en faites quelque chose qui devient vôtre, tout ça, bon - et bien, quand vous lisez de la philosophie, faut, faut aussi le traiter comme ça ! Qu’est-ce que, qu’est-ce qu’il y a là-dessous, toujours ? Et pourquoi est-ce qu’il nous l’a pas dit, ce qu’il y avait là-dessous ? Encore une fois, comprenez : par définition, lorsqu’on écrit quelque chose, on ne peut pas en même temps expliquer ce qu’il y a là-dessous. C’est donc au lecteur de trouver.

Or, qu’est ce qu’il y a là-dessous ? Il y a quand même une idée très, très formidable, je dirai c’est l’idée que le Moi, le Monde et Dieu, c’est des idées de la Raison. Pour Kant, bon, bien, on voit tout de suite, j’ai pas besoin d’expliquer en quoi... en quoi ça peut se dire, au moins, que le Moi, le Monde et Dieu sont des idées de la raison, et voilà que Kant nous dit : "les idées de la raison sont inséparables d’illusions qu’elles engendrent..." Qu’est ce qu’il y a de bizarre à dire ça ? Ben, ben, on le sent tout de suite. Prenez avant, avant Kant, généralement les gens, ils nous disaient toujours : "vous savez, vous vous faites des illusions, mais convoquez la raison, appelez au secours la raison pour dissiper les illusions". Là, ça resterait compréhensible, ça, on nous l’a dit de mille part, je veux pas dire que ceux qui nous le disaient, étaient des auteurs simples, mais enfin on nous l’a dit de mille part... Et, on a un auteur, peu importe son nom, bon, il se trouve qu’il s’appelle Kant, j’allais dire peu importe sa date, sûrement pas, pourquoi est ce que c’est à ce moment là que retentit une proposition aussi étrange que celle-ci ? "Non plus appeler à vous la raison pour dissiper les illusions dont vous allez être victimes, mais : méfiez vous des illusions que la raison en tant que raison engendre. Je fais appel à votre cœur".

Rendez-vous compte, mais qu’est ce que c’est que cette histoire, qu’est ce que c’est ? Je veux dire, c’est comme ça qu’il faut lire la philosophie, c’est comme un roman quoi, c’est comme, ça se distingue des romans par d’autres caractères mais c’est, voilà... mais qu’est ce que c’est ?

Voilà un homme, en tant que philosophe, qui vient vous dire : non plus dissipez les illusions dont vous êtes victimes à l’aide de la raison, mais vient vous dire : la raison dans sa vigilance, la raison en tant que raison, la raison en tant que raison droite, engendre des illusions dans lesquelles vous tombez nécessairement. On peut appeler ça une fantastique révolution. Alors, est-ce que ça veut dire : "soyez contre la raison" ?... Non, il y en a d’autres qui pourront en tirer cette conséquence, Kant pas du tout... Ces illusions sont inévitables, mais vous devez en prendre conscience, à charge pour lui de donner un certain statut de l’illusion. Bon, très bien, si on se dit : mais, alors voilà ce qu’il fallait faire ! si vous voulez, il ne suffit jamais quand un philosophe, et là, j’ai déjà commencé ce dont je veux parler aujourd’hui - il ne suffit jamais, quand un philosophe veut lire, pas plus que quand un poète ou quand un n’importe qui - il suffit jamais de lire la lettre du texte, et même de comprendre cette lettre, c’est vrai que la lettre est morte... C’est vrai que la lettre est morte, tant que vous avez pas saisi quelque chose - appelons le, pour le moment, de l’ordre de l’affectif- ce que j’appelle de l’ordre de l’affectif, c’est l’étrangeté, une espèce d’étrangeté - il faudra se demander ce que signifie une telle étrangeté - l’étrangeté sous-jacente à des propositions philosophiques.

Que c’est bizarre, hein, et d’où vient cette idée, d’où peut venir cette idée que la raison engendre des illusions ? Que la raison dans sa vigilance, encore une fois, c’est pas le sommeil de la raison qui engendre des monstres, - c’est la vigilance de la raison... qui engendre, des hallucinations, des illusions. Il va de soi que tout le problème de la vérité en est bousculé. Si je me demande d’où ça vient, ça sera encore une confirmation pour notre recherche, mais on n’a pas à avoir ce problème - Si je peux là, pourquoi pas, mais ça m’avancerai même pas, puisque ça vous est égal, vous ne perdez pas le fil, hein ? Bien - Et ben, si on se demande d’où ça vient cette idée... des illusions de la raison. On verra que ça vient d’une nouvelle conception du temps... C’est une nouvelle conception du temps. C’est parce que Kant se fait et impose une nouvelle conception du temps... que, dès lors, la raison ne peut plus être considérée, ne pourra plus être considérée comme la simple garantie ou comme la simple dénonciation des illusions, mais comme elle-même génératrice d’illusions...

Et l’illusion comme illusion de la raison, comme illusion engendrée par la raison, c’est quoi ? C’est avant tout l’illusion comme engendrée par la raison, c’est je dirai, c’est ce que, bien plus tard, la phénoménologie devait appeler : l’horizon. L’horizon, le Monde, le Moi, Dieu sont trois formes de l’horizon et par là même, inséparables. Les illusions, c’est toujours les illusions de l’horizon, voilà que tout le réel est plongé, tout le réel implique un horizon ; mais cet horizon, il se confond avec les illusions de la raison.

Alors, en effet, c’est pas faux votre point de vue, mais nous sommes en plein dans une narration falsifiante... Kant, il ne peut pas dire ça, il ne dira jamais ça. Il dira qu’il ne faut pas dissiper l’illusion, mais en prendre conscience en tant que telle. c’est-à-dire "en tant que telle", ça veut dire quoi, prendre conscience de l’illusion en tant que telle ? En tant qu’elle est engendrée par la raison. Le Moi, le Monde et Dieu sont les trois illusions que la raison engendre.

Et, pourquoi je dis, mais ça vous ennuie pas que je commence par là plutôt que relier à ... je voudrais, là alors en finir puisqu’on est lancé, je voudrais reprendre un point. Il y a quelques années, j’avais essayé, oh, y a longtemps, j’ai l’impression qu’on était encore à Vincennes, et comme en ce moment je m’en réoccupe, je voudrais bien en retirer à nouveau quelque chose. Je n’arrivais pas avec l’idée de parler de Kant - c’est à cause de la note qu’on m’a passée - mais j’arrivais avec l’idée de la manière de faire la lecture des philosophes. Car, encore une fois, et vous allez voir en quoi ça se rattache pleinement à notre sujet. Voilà en gros tout le thème sur lequel je voudrais tourner aujourd’hui, c’est qu’on comprend pas du tout ce que c’est que la philosophie quand on la définit simplement comme un art ou une discipline des concepts... et pourtant elle est cela. C’est alors que je me raccroche à ce que l’on disait la dernière fois sur Nietzsche, mais la philosophie, c’est bien autre chose, parce que un concept - si vous traitez un concept tout seul, bon, ça a pas grand intérêt - c’est satisfaisant pour l’intelligence et puis voilà, et encore il faut aimer ça.

Mais, à mon avis, jamais les concepts n’ont été séparables de deux autres choses et ces deux autres choses, il faut les appeler - ne serait ce que pour l’harmonie de la comparaison - il faut les appeler des affects et des percepts. Et un concept, c’est zéro, mais zéro, zéro, zéro, si ça ne change pas la nature de vos affects, premièrement et deuxièmement, si ça ne vous apporte pas de nouveaux percepts... Qu’est ce que ça veut dire ? On aura l’occasion de le revoir. Sentez que c’est très nietzschéen, là... Donc un concept, supposons, c’est quelque chose d’intelligible, c’est une intelligibilité... Je dis : tout concept doit être référé à un affect, et à tout concept, il faut demander... quels nouveaux affects m’apportes-tu ? Mais, ce ne serait rien ça encore, et vous verrez, il faut - seulement il ne le dit pas, vous avez un concept, bon, il ne le dit pas, les nouveaux affects qu’il apporte - C’est à vous ! Les concepts, ils sont de différentes sortes, ils peuvent êtres scientifiques, ils peuvent être philosophiques. Bon, j’entre pas dans la question : quelle différence il y a, mettons, voilà... mais de toute manière, même quand c’est des concepts, scientifiques... tant que nous ne savons pas ce que ça change dans nos affects, on n’a pas encore compris le sens du concept.

Je dirai qu’est-ce que c’est, la question, si je reprenais la question du sens ? Qu’est-ce ça veut dire le sens ? le sens d’une proposition ? Pour trouver le sens d’une proposition, à mon avis, il faut d’abord la ramener à un concept, ou il faut désigner le concept dont elle dépend, et ensuite, il faut découvrir deux choses : à quels affects ce concept est lié ? et qu’est-ce que ce concept me fait percevoir ? Sous entendu, que je ne percevais pas avant de cette façon.

En d’autres termes, tout concept est inséparable d’un affect et d’un percept... ou de plusieurs. Je veux dire : ce que vous êtes en droit de demander à la philosophie, si la philosophie vous intéresse, c’est que, lorsque l’on vous propose, ou ce que vous êtes en droit de demander à la science également, c’est de vous donner, de vous inspirer de nouveaux affects, car de toutes manières elle le fera, même si vous ne le savez pas, alors il vaut mieux le savoir et vous faire percevoir de nouvelles choses, vous inspirer de nouveaux affects. Là, je voudrais prendre des formules, des formules très fréquentes chez certains philosophes, c’est : augmenter, finalement, c’est" augmenter votre puissance d’exister". j’emploie là, comme un terme qui serait comme commun à Nietzsche et à Spinoza : "modifier votre puissance d’exister".

Sûrement vous pouvez vous décaler, pour laisser, hein, non. C’est pas possible ?

Si bien que j’arriverais presque à une définition très, très bizarre, d’apparence très bizarre du concept. C’est curieux, je me retrouve en train... quoi ? Ah ! La salle est pleine. C’est bien, elle ne peut plus recevoir de personnes, hein, bon, heu, heu, vous la fermez, alors, la porte ? Il faut mettre un écriteau c’est plein, quoi, comme au cinéma...

Bon ben voilà... L’inspiration, j’ai plus d’inspiration... ... Donc, vous voyez, vous comprenez, je vous en supplie, essayez ... heu ... Un concept, ce serait un quelque chose qui modifie...

("chut", "taisez vous")

Ben, vous savez, hein, moi, bon sang, je l’ai déjà dit mille fois pourquoi je ne pouvais pas souhaiter une salle plus grande, je sais que tout le monde est mal ici, quand c’est plein, c’est plein, et puis tant pis, je ne peux pas, je ne peux pas, je le répète une fois de plus, je ne veux pas aller en amphithéâtre. Bon, je n’irai pas en amphithéâtre pour une raison très simple, que je répète pour la dixième fois, mais il y en avaient qu’étaient pas là, les autres années, si je vais en amphithéâtre, je suis foutu, c’est-à-dire ce que je souhaite depuis des années et arrive parfois à obtenir et à sauver, à savoir la possibilité, que n’importe qui intervienne, et dise quelque chose, la possibilité que je sois interrompu, même si ca me gêne - tout ca disparaît en amphithéâtre.

Mon rêve, je ne l’ai jamais caché, c’est vraiment, et c’est un rêve qui me paraît humain, c’est vraiment de pouvoir faire cours, devant cinquante personnes. Il est pas question que je les choisisse, je ne ferai pas de fermeture, mais tout le monde ici sait bien que, ou bien je fais un numéro de clown, ce que je fais depuis plus de dix ans - ou bien, un jour, un jour, je me dis ça, j’aurais les conditions de travail et que les conditions de travail c’est pas être en amphithéâtre, c’est travailler avec cinquante types au maximum. Alors, à cet égard, il faut pas que ceux qui sont mal m’en veuillent le moins […] Tout est fini, tout est fini, à ce moment là, je vous ferais un cours, heu, je vous ferais un cours, voilà tout fait. Et encore vous ne savez pas à quel point un cours ça peut être, vous ne savez pas ce que ça peut être, hein, mais, je vous l’apprendrais à ce moment-là, ce que ça peut être. C’est pour ça que je tiens à cette salle, c’est pas par sadisme que je m’enferme ici.

Alors, ce que je demande comme convention, c’est que je sais que c’est injuste - il n’y a pas pour moi d’autres moyens de travailler - et encore une fois, déjà, moi je trouve que les conditions où je suis dans une salle, petite, sont déjà lamentables. Il me faudrait, il me faudrait ce que l’on appelle dans les autres pays, un séminaire, c’est-à-dire, trente, trente, quarante types avec qui je travaillerai. A ce moment-là, ça me ferait faire à moi des progrès très considérables. En enseignant ici, dans les conditions où j’enseigne, ça continue à me faire faire des progrès pour moi. Donc, j’espère que ça en fait faire à ceux qui viennent, mais je sais que en amphithéâtre, je n’ai plus rien à foutre, absolument plus rien, ça me fera pas faire des progrès, pas le moindre progrès dans ma recherche. L’amphithéâtre et la recherche sont deux choses qui s’opposent. Si je prétends vous donner, et je trouve que c’est un peu mon honneur - je suis pas le seul, généralement les profs font ça - si on enseigne, c’est ça, si je prétends vous tenir au courant ou vous parler d’un état de recherche dans lequel je suis et je ne vois pas sinon pourquoi je ferai des cours, si c’était pour vous raconter des choses déjà toutes faites - et bien, je ne peux pas le faire en amphithéâtre, j’peux pas, c’est pas, c’est pas faisable. Tout ceci pour donner une justification à ceux qui s’étonnent, mais il y en a eu tous les ans pour s’étonner, de cette situation, de cette situation ; mais pour moi, elle est vitale, voyez, elle est, je suis aussi mal que vous, accordez-le moi, mais elle est vitale, je ne peux pas, je ne peux pas aller dans une salle plus grande, à ce moment là c’est pas le même travail.

Alors j’essaie de dire, oui, je reviens à cette histoire, vous comprenez. Les concepts dont je dis : tant que vous n’avez pas trouvé quelles affections leur sont liées, quels affects leur sont liés, en quoi et de quelles manières ils vous affectent et en quoi et qu’est-ce qu’ils vous font percevoir. C’est ça les deux problèmes. En d’autres termes, pour parler tout simple, il faut que votre manière de sentir en soit changée, même sur des points minuscules, il faut que vous voyez des choses, que - mais que vous voyez au sens de la perception, des choses que, avant, vous ne voyez pas.

Je veux dire en ce sens, que tout concept est quoi ? pulmonaire et visionnaire, enfin je trouverai un mot meilleur, c’est-à-dire qu’il est inséparable d’affects et de percepts. Et les Anglais, les Anglais, ils ont vu ça très bien. James, par exemple, le frère de Henri. William James, proposait une philosophie qui réellement se taillerait sur des percepts et il disait : pas de concept sans percept. Bien plus, il disait les concepts, lui il disait que ça ne l’intéressait même pas. Ce qu’il lui fallait, c’était de nouveaux percepts, de nouvelles manières de percevoir. Or moi, je crois qu’il y a plutôt une trinité concept/affect/percept qui est fondamentale, mais un concept, c’est une intelligibilité qui ne prend son sens que par les affects auxquels il est lié en tant que concept et les percepts, les nouveaux percepts qu’il nous donne.

Un auteur comme Bergson, aussi, a énormément, énormément insisté quand même sur ceci : un concept, c’est une nouvelle manière de découper le monde. Dans un concept, vous rassemblez des choses qui jusqu’alors, étaient, étaient désunies, étaient étrangères les unes aux autres et au contraire et en même temps, vous en séparez, qui jusque là étaient réunies. Si vous sentez une nécessité de réunir ce que l’on a séparé jusqu’à vous et de séparer ce que l’on a réuni jusqu’à vous, à ce moment là vous pouvez vous dire : je tiens un concept. C’est-à-dire que vous induisez une nouvelle manière de percevoir, vous faites voir quelque chose mais de même, un concept c’est pas innocent : ça modifie une puissance d’exister ; ça peut la diminuer, ça peut l’augmenter.

C’est ça un affect. Un affect, c’est une variation de la puissance d’exister, c’est une variation de la force d’exister. Donc la véritable trinité philosophique c’est le concept/ l’affect/ le percept... Alors, je reviens un tout petit peu à Kant. D’où ça vient, vous comprenez, quelqu’un qui nous dit : mais vous pensiez jusque-là que la raison allait vous aider à combattre les illusions, les illusions venant des sens, c’est un certain découpage, il y avait les illusions - je schématise - mais c’était un certain découpage, il y avait les illusions venant des sens et puis il y avait la raison qui allait dissiper les illusions, en dissipant les illusions, bien, la raison, elle augmente notre force d’exister, notre puissance d’exister et elle nous fait percevoir les choses telles qu’elles sont, tout ça est très cohérent. Vous aviez un système et voilà que Kant, pour des raisons, mais quelles raisons, quelles raisons avait il ? Il faut de graves raisons, parce que l’on peut pas lancer ces choses là comme ça, n’importe comment, vous vous rendez compte, quelle responsabilité ! C’est pas très grave tout ça, mais, hein, il faut bien avoir des raisons pour bouleverser les choses à ce point là, c’est pas pour rigoler ! Il nous dit, eh bien non : c’est la raison dans sa vigilance qui engendre les illusions. Il change tout, mais alors on ne va pas percevoir le monde de la même manière, on va pas être affecté de la même manière, son changement de concept renvoie à de nouveaux affects et de nouveaux percepts et je dis, sans encore m’expliquer sur le pourquoi - et bien oui, c’est avec Kant que pour la première fois on va percevoir l’horizon. Jusque-là, l’horizon, ça intéressait pas tellement les philosophe. Avec Kant : tout ce qui apparaît dans l’expérience est rapporté à un horizon.

Il y a un horizon, bon, on dira : un horizon, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ben... Alors, il y a quelques années, je me souviens, là je... pour en finir - comme on est lancé là dessus, mais on va retomber sur nos pieds, c’est à dire sur le point où l’on en était la dernière fois - j’avais dit, il me semble qu’ on était encore à Vincennes, c’est dire, j’avais essayé de trouver une formule pour résumer l’ extraordinaire nouveauté de Kant, des espèces de formules, des formules venant d’ailleurs, pour dire, bien oui, on pourrait présenter la grande nouveauté du kantisme sous ces quatre ou cinq grandes formules venues d’ailleurs, pour nous faire comprendre précisément en quoi concept et affect et percept sont fondamentalement liés. Je crois que c’est vrai chez tous les philosophes, les philosophes que j’aime moi, c’est ceux qui, non seulement le savent, mais en tirent des conséquences, à savoir : savent que dès lors la philosophie ne peut pas se contenter d’être un simple exposé des concepts, tandis que les autres, ils font leur exposé des concepts, et puis, c’est à nous d’en tirer les... Non, il faut que la philosophie elle-même se batte, avec les affects, et avec les percepts, il ne faut pas qu’elle les laisse, faut pas, faut pas qu’elle les laisse comme des conséquences que le lecteur est supposé tirer.

Donc, je cherchais des formules, là, comme, qu’est-ce qu’on pourrait dire ? Comment, comment on aurait pu présenter la ? Et je disais : oui, si vous essayez de comprendre un petit peu Kant, si vous l’avez lu un peu, voilà, moi je dirais, la première formule, c’est : "le temps sort de ses gonds". " Le temps sort de ses gonds", c’est quoi ? C’est Hamlet ? C’est Hamlet !...

Bon, et bien, Kant, c’est la figure philosophique de Hamlet, et "le temps sort de ses gonds", ça veut dire quoi ? Et bien, ça veut dire une chose toute simple : le temps cesse d’être circulaire... le gond c’est autour de quoi quelque chose tourne, c’est l’axe autour duquel la porte tourne, les gonds de la porte : elle tourne autour de ses gonds. Lorsque Hamlet lance cette formule splendide, je peux vous la dire en anglais, mais enfin (rires dans la salle) heu, c’est... ce serait inutile, en anglais français, le texte à la lettre, "c’est le temps est hors du joint", "le temps s’est mis hors du joint", c’est exactement sort de ses gonds. "Le temps sort de ses gonds", il s’est mis hors du joint, bon, ça veut dire, voyez ce que ça veut dire, ça veut dire quelque chose de très précis la formule d’Hamlet, ça veut dire : le temps a cessé - pour employer des choses dont on parlait encore l’année dernière - le temps a cessé d’être la mesure du mouvement. Voilà, le temps ne mesure plus le mouvement, le temps n’est plus le nombre du mouvement circulaire. Le temps s’est libéré de l’astronomie et de la cosmogonie et de la psychologie, c’est-à-dire il s’est libéré du Moi, du Monde et de Dieu.

Le temps sort de ses gonds, il n’y a pas de formule plus belle que ça, que cette formule de Hamlet... Donc si le temps sort de ses gonds, s’il n’est plus circulaire, il se déplie, en même temps, il ne mesure plus la forme du mouvement, c’est : il ne mesure plus le mouvement cyclique, bon, trés bien, c’est... il est devenu... ligne pure du temps, il s’est à la lettre, déroulé, il est devenu la ligne pure du temps... Le labyrinthe a cessé d’être circulaire, le labyrinthe est devenu ligne droite - c’est ce que nous disait, si vous vous rappelez, c’est exactement ce que disait Borges dans un récit dont j’ai parlé précédemment - lorsqu’il fait dire à un de ses personnages "je vais vous parler d’un labyrinthe qui se confond avec la ligne droite", et il précise, "un labyrinthe que les Grecs ne connaissaient pas". Maintenant, le labyrinthe c’est la ligne droite, c’est la ligne du temps comme "pure forme" , que Kant appellera et dont Comtesse, à quoi Comtesse se référait la semaine dernière - avec le temps comme forme vide et pure. Mais le temps comme forme vide et pure, comprenez ce que ça veut dire, ça veut dire : il est devenu ligne droite. Et bien, voilà un concept : le temps sort de ses gonds, sentez à quel point c’est chargé d’affects, et sentez que vous n’allez pas percevoir les choses de la même manière, que tout concept est un réservoir de percepts possibles et d’affects virtuels.

Et pourquoi ? Ce temps ligne droite, qu’est-ce qu’il fait ? Forme pure et vide , il traverse ! Qu’est-ce qu’il traverse ? Il traverse quelque chose, notre rapport avec le temps a complètement changé. Si vous prenez cette phrase à la lettre, notre rapport avec le temps change complètement. Et il change sous quelle forme ? Je suis dans le temps, mon mode d’existence même est d’être dans le temps et en même temps, en tant que je suis dans le temps, je vais prendre conscience de ceci : que je suis fondamentalement séparé, séparé de quoi ? Mais cette séparation, c’est aussi ma manière de me rapporter à, sans doute séparé et de l’Âme et du Monde et de Dieu. Donc, il ne faudra pas s’étonner que les romantiques tirent de Kant un splendide concept qui est celui du double détournement. A savoir, l’homme se détourne de Dieu, Dieu se détourne de l’homme. Pourquoi ? De part et d’autre de cette ligne du temps. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ben, je disais : quelle serait la seconde splendide formule attribuable à Kant ? Je disais, je me rappelle, je disais, j’esssaye de le dire trés vite mais vous savez c’est presque le premier à avoir suggéré, cette fois ci, non plus une formule qu’on irait chercher chez Shakespeare, mais une formule qu’on irait chercher chez Rimbaud : "Je est un autre"... Je est un autre. Pour une raison très simple, pour une raison très simple, ça serait vrai à la lettre de Kant.

Et avant Kant, là aussi, il faut penser à l’état des concepts avant, je veux pas dire que c’était mal, hein, pas du tout, c’était, au contraire très bien, il y avait une fameuse formule de Descartes : "je pense donc je suis" et cette formule de Descartes, c’était " je pense donc je suis, je suis une chose qui pense"- "je pense donc je suis, qu’est-ce que je suis ? Je suis une chose qui pense". Vous me direz c’est pas.. moi, ce qui m’intéresse, admirez quand même le progrès du raisonnement. Je pense, c’est ce qu’on appellera "une détermination". "Je pense", c’est une détermination. "je suis", c’est une existence, comme toute existence, quand j’en dis pas plus, je suis, c’est une existence déterminable, à déterminer : indéterminée. Je suis, mais je suis quoi ?

Donc : je pense. La pensée c’est une détermination. Je suis, oui, position d’un quelque choses d’indéterminé. Qu’est-ce que je suis ? Réponse : je suis une chose qui pense.

Bien oui : l’indéterminé "je suis" est déterminé par la détermination d’où le progrès cartésien, le raisonnement cartésien ;" je pense donc je suis", "je suis une chose qui pense", à savoir mon existence indéterminée "je suis", est déterminée par la pensée, "je suis donc quelque chose qui pense". J’essaie pas d’expliquer pourquoi Descartes disait ça, à quel problème ça répond, tant pis. Or, voilà que Kant, ça paraît, ça paraît imparable comme raisonnement, je pense, je suis, je suis une chose qui pense. Kant, lui, il dit : mais non, ça ne va pas du tout, et pourquoi ça va pas ? Je pense donc je suis, il dit oui, ça va, pourquoi ? Parce que si je dis "je pense", j’enveloppe par là même l’existence d’un quelque chose d’indéterminé qui pense. Si je dis "je pense" ça implique une existence indéterminée, je pense implique "je suis". Il dira d’accord, "je pense" est une détermination, elle implique l’existence d’un quelque chose d’indéterminé, "je suis". Là dessus Descartes arrive et il disait, bien oui, donc :" je suis une chose qui pense c’est à dire la détermination détermine l’indéterminé".

Vous me suivez ? c’est pas difficile la philosophie, hein, c’est vraiment du type A plus B égal, je ne sais pas moi, vous me suivez, la détermination détermine l’indéterminable. Kant il dit : non, non, non, non, bon, bon, il dit, non, je veux pas, c’est pas possible ça. Il y a une faute de raisonnement, il y a une faute de raisonnement , vous ne pouvez pas dire "la détermination détermine l’existence indéterminée" , vous ne pouvez pas ! On dit ah bon, mais pourquoi ? Réponse de Kant : parce que, en fait, il n’y a pas trois choses, il y a quatre choses : vous n’avez pas vu - tiens, il y a quelque chose que vous n’avez pas vu - vous n’avez pas vu la quatrième chose : c’est que s’il est vrai que la détermination implique quelque chose d’indéterminé, ça ne nous dit pas encore sous quelle forme, l’indéterminé est déterminable par la détermination.

Il n’y a pas trois choses : la détermination, -l’indéterminé -et le déterminé. Il y a quatre choses : la détermination ; l’indéterminé ; le déterminable, c’est à dire la forme sous laquelle l’indéterminé est déterminable ; et enfin le déterminé.

Je ne peux pas dire : " je pense donc je suis, je suis une chose qui pense", je peux dire : je pense donc je suis - bon, d’accord, je dis : " je pense donc je suis". Mais "je suis", c’est une existence indéterminée. Sous quelle forme est-elle déterminable par le "je pense" ? C’est ça que Descartes a oublié de demander. Sous quelle forme est-elle déterminable par le : "je pense" ? Et, la réponse splendide de Kant c’est : "sous la forme du temps". - Mon existence n’est déterminable par le "je pense" que sous la forme du temps. Voyez en quoi ça s’enchaîne sous la forme du temps, comme temps devenu ligne droite, devenu forme pure et vide. Mon existence n’est déterminable que sous la forme du temps. Mais sous la forme du temps, qu’est-ce que je suis ? Sous la forme du temps, je suis fondamentalement, un être passif, réceptif, j’attends. Sous la forme du temps, mon existence est celle d’un être passif, réceptif. Mon existence n’est déterminable que comme celle d’un être passif et réceptif, mais en même temps la détermination "je pense" est celle d’un "je" actif.

En effet, penser, c’est être actif ou spontané, dira Kant. Dés lors, moi, la conclusion de Kant sera : "moi existant dans le temps comme un être passif réceptif, je ne peux pas faire autrement que me représenter, que me représenter ma propre existence active et spontanée comme celle d’un autre". - "Je est un autre" signifierait, d’un point de vue Kantien, que entre moi et je, il y a la ligne du temps qui passe et qui fait que, moi, je suis dans le temps un être passif qui se représente sa propre activité et sa propre spontanéité comme celle d’un autre.

Quelle transformation ! moi être passif existant dans le temps, je me représente mon activité et ma spontanéité comme celle d’un autre. Je dis, la seconde formule que Kant aurait pu d’une certaine manière inventer, c’est donc le fameux "je est un autre", et il y en a bien d’autres qu’il aurait pu inventer... ... Et bien, j’en reste là, j’en retiens pour l’avenir, j’en retiens pour l’avenir pour mes - nos problèmes futurs, comment chez Kant une nouvelle conception du temps, c’est-à-dire le temps déroulé, le temps devenu ligne droite va engendrer une espèce d’illusion, va être à la base de toutes les autres illusions, comme illusion fondamentale, illusion fondamentale liée non plus à nos sens, mais à notre condition d’être dans le temps. À savoir : nous,"êtres dans le temps", nous ne pouvons nous représenter notre activité et notre spontanéité que comme celles d’un autre. Je suis un "moi" dont le "je" est un autre.

Bon, s’il y a une critique de la vérité dans le kantisme, c’est là sa base, et lorsque, ensuite, il s’adressera aux trois grandes idées : le Moi, le Monde et Dieu, comprenez que les illusions qu’il cherchera à dénoncer comme illusions constitutives, comme illusions venues de la raison même, vient précisément de notre situation par rapport au temps. Alors tout ça c’est difficile évidemment, mais enfin il faut donc, il faut calmer tout ça, oui, toujours parce qu’aujourd’hui, c’est mon centre - quand je dis ce que j’ai traduit - j’ai traduit deux concepts kantiens en deux affects, le temps "le temps est hors de ses gonds", et "je est un autre". Encore une fois, c’est ça que vous devez demander, et je vais essayer là, alors, je reviens à mon projet tel qu’il était, là, j’enchaîne avec la dernière fois. Puisque, il s’agissait pour nous de regarder de plus près dans un certain nombre de textes, justement nietzschéens, concernant la vérité, et vous allez voir en quel sens c’est tout à fait pareil.

Notre thème au point où l’on en est, c’est exactement ceci : la vérité entre en crise dès qu’elle se confronte avec le temps, et dès lors ce que j’ai dit de Kant, si obscur que ce soit, va dans le même sens. D’une certaine manière, c’est de tout temps qu’elle s’est confrontée avec le temps, je faisais allusion aux plus anciens stoïciens pour parler, déjà, d’une crise de la notion de vérité.

Donc, c’est en tant qu’elle se confronte avec le temps que la vérité entre nécessairement en crise et nous ajoutions : mais qu’est ce qui la force à se confronter avec le temps ? Et notre réponse est - quitte à la justifier mieux - c’était finalement, ce qui la force à se confronter avec le temps c’est "la morale" ou quelque chose d’approchant. Et j’invoquais les textes là, les textes d’Antonioni parce que ça me paraissait des textes de très haute valeur philosophique, consistant à nous dire, et bien oui, nous sommes toujours prêts à remanier nos connaissances scientifiques, mais nos croyances morales, on croit qu’on ne les a plus, elles continuent à peser sur vous, elles nous rendent inaptes - vous vous rappelez nous sommes malade d’Éros, parce que Eros est malade - nous rend inapte, comme si tout le poids d’un passé - et que, on se croit libéré de temps en temps, mais comme dit Antonioni, quand on se croit libéré, c’est pour quoi ? C’est pour de minables petites astuces, là dans lesquelles on s’en sort pas.

Bon, tout ça, et on essayait de se débrouiller. Donc je retiens mon thème : - la vérité rentre en crise dès qu’elle se confronte avec le temps, mais c’est quelque chose de l’ordre de la morale qui la force à se confronter au temps. Je repars, je repars d’une première proposition : le vrai, c’est quoi ? Je disais dès le départ le vrai c’est la forme. C’est la forme ! Ce que les Grecs appellent éïdos, bon, le monde vrai, c’est donc le monde pris dans sa forme . Remarquez que je m’accorde que le monde est une forme, si le monde n’a pas de forme, évidemment, est-ce que la notion de vérité peut même se lever ? Sans doute pas ! Je vous rappelle que dès le début, nous étions partis de l’hypothèse d’une forme du vrai, si il n’y a pas de forme, il n’y a pas tellement de problème. Bon, mais justement, la forme c’est quoi ? L’éïdos, je peux dire aussi bien le concept. A première vue, j’en donne une définition très concrète si vous voulez, mais c’est le "hors" perspective. C’est le "sans" perspective. C’est le hors perspective - on nous l’a dit, même ça a été repris par des philosophes modernes. Quelle est la différence entre une image de triangle et un concept de triangle ? Quelle est la différence entre un concept de cube et une image de cube, ou une perception de cube ? Quelle est la différence entre un concept et un percept ?

Ben, on nous dit, par exemple, qu’un percept implique "perspective" ; ça signifie que vous ne percevrez jamais un cube que d’après une loi qui est celle de l’horizon et des profils. En d’autres termes : si vous voulez percevoir les six faces du cube, il faudra bien que vous tourniez autour, et que vous le fassiez lui-même tourner. Sinon vous l’appréhenderez toujours sous certaines perspectives. Alors vous pourrez multiplier les perspectives, vous pouvez très bien vous dire : tiens, oh tiens ça, oh ça, ça a l’air d’un cube, mais c’en est pas un, il faut que j’aille voir derrière - vous allez voir derrière, vous voyez qu’une face manque, vous vous dites : et ben non, c’est pas un cube ça. Vous voyez, qu’une face est bonne, vous l’avez sous une autre perspective, bon, le percept, on vous dira le percept est fondamentalement perspectiviste, c’est pas très fatiguant. Bon, mais ça ne vaut, une telle remarque plate - elle n’a d’intérêt que si, provisoirement au moins, elle nous permet de dire : mais faites attention, un concept, c’est ça qui distingue le percept de cube et le concept de cube, parce que le concept de cube, qu’est-ce qui se passe ? Quand vous pensez un cube, vous le pensez comme une figure avec ses six faces carrées, dans quel rapport de parallèles et de perpendiculaires....

(inaudible) par rapport au mode vrai. Au point que suivant Nietzsche, il faut dire :" C’est l’homme véridique qui est le monde vrai". Et si c’est l’homme véridique qui est le monde vrai, alors, encore une fois, la forme du vrai a déjà fait place à la puissance du faux. Le chœur, au sens tragique, éclate en sanglot. L’homme véridique, alors.... C’est-à-dire il faut demander à l’homme véridique : qu’est ce qu’il veut ? A ce point, il ne peut plus nous dire, nous l’avons débusqué, Il ne peut plus nous dire : « bah voyons je veux le vrai », il peut plus nous dire ça. Il peut plus nous dire « je veux le vrai ». Comment est ce qu’il pourrait nous dire ça ? Puisque le vrai, c’est le « sans perspective » et que nous lui demandons : « Toi, dans ta perspective, qu’est ce que tu veux, lorsque tu dis, je veux le vrai ? Et qu’est ce que c’est que cette perspective, qui a besoin de voir, de vouloir le « sans perspective » du vrai ? Quelle est ta perspective ? ».

Je dis à l’homme vrai. Je ne pouvais pas le dire à l’homme véridique, je ne pouvais pas le dire au monde vrai. Si il avait su parler, il m’aurait répondu : « Je suis sans perspective, vois moi. Je suis le cube vu par l’œil de l’esprit de tous les côtés ». Voilà ce qu’il m’aurait répondu, je n’avais plus qu’à me taire. Mais j’ai attendu d’apercevoir l’homme véridique qui se ballade dans le monde vrai, et j’ai dit : « ah mais toi, toi, toi, mais voyons, tu as une perspective ! » Et oui, il avait une perspective. Et cette perspective il ne peut pas ( ). C’est la perspective qui consiste une fois à vouloir le vrai puisque le vrai c’est le « sans perspective ». « Quelle est ta perspective à toi, homme véridique ? Qu’est ce que tu veux, quand tu dis : je veux le vrai ? »

Et Nietzsche dit déjà qu’il va commencer à nous répondre en nous disant : « je ne veux pas être trompé ». Cette fois-ci, paragraphe trois cent quarante quatre du « Gai savoir ». L’homme véridique nous répond : « Je veux le vrai parce que je ne veux pas être trompé. ». Et pourquoi, pourquoi est-ce qu’il veut pas être trompé ? Qui est-ce qui ne veut pas être trompé ? On ne peut pas le lâcher comme ça, il dit, « je veux pas être trompé ». Qui est-ce qui veut pas être trompé ? Et Nietzsche montrera dans ce texte que derrière : « je ne veux pas être trompé », il y a encore quelque chose d’autre. Je vous renvoie à ce paragraphe trois cent quarante quatre du « Gai savoir ». Il y a encore quelque chose, c’est : « je ne veux pas tromper, ni les autres ni moi-même, je ne veux pas tromper ».

Bien, tu ne veux pas tromper. Vous voyez, c’est un avancement très long là, c’est limpide comme cas, c’est très clair. L’homme véridique, voila que sa perspective est celle-ci : « Je ne veux pas tromper ni les autres, ni moi-même ». Et si il ne veut se laisser tromper, c’est parce qu’il ne veut pas tromper ni les autres ni soi-même. Et bien, et qu’est ce que c’est que ça ? C’est la perspective morale de l’homme véridique. Du moins, c’est la première apparition de la perspective morale de l’homme véridique.

Il y aurait donc un présupposé moral. C’est ce présupposé moral qu’il faut, il faut à tout prix, il faut à tout prix, analyser d’où passage à un deuxième ordre de proposition.

Et bien, le deuxième ordre de proposition, c’est les textes très variés de Nietzsche où on a l’impression que quelque chose l’indigne toujours. Et ce quelque chose qui l’indigne toujours, c’est un peu ce que j’ai essayé de dire au tout début. Vous le trouverez dans le « Gai savoir » paragraphe trois cent dix neuf et paragraphe trois cent quarante cinq. Le début de ce trois cent quarante cinq est très beau, juste après le texte (...) Voyez en trois cent quarante quatre, il a dégagé que au-delà du concept de vérité, il y avait un problème de la morale.

Et trois cent quarante cinq s’intitule le problème de la morale. Il nous dit : voilà comment commence le texte : « Le manque de personnalité se venge partout. Une personnalité affaiblie, mince, éteinte, qui se nie et se renie elle-même ne vaut plus rien, surtout pour la philosophie. Le désintéressement n’a aucune valeur, ni dans le ciel ni sur la terre... » Le désintéressement, il le lie très bizarrement avec le manque de personnalité. En effet c’est l’impersonnalité. L’impersonnalité, tout ça, ça vaut rien.

« ...Les grands problèmes exigent tous le grand amour... ». Bizarre ça. (Inaudible). Les grands problèmes. On retient au fur et à mesure ce qu’on essaie, ce qu’on a l’impression de comprendre. J’essai de traduire pour faire des liens avec ce qu’on vient de dire. Faites attention, il est en train de nous dire. Si vous considérez les concepts en eux-mêmes, c’est-à-dire de manière impersonnelle et désintéressée, ça va pas valoir cher. Le manque de personnalité ne vaut rien, surtout pour la philosophie. Ne considérez jamais un concept d’une manière désintéressée ou impersonnelle. « Les grands problèmes exigent tous le grand amour et seuls les esprits vigoureux, nets et sûres, d’assiette solide, sont capable de ce grand amour. »

Et voilà ce qu’il veut dire. Mais ça a l’air vraiment de platitudes, hein ? Mais quand c’est des platitudes de Nietzsche, euh... après tout peut être qu’elles nous intéressent. « Il y a une différence énorme entre le penseur qui engage sa personnalité dans l’étude de ces problèmes, au point de faire d’eux sa destiné, sa peine et son plus grand bonheur et celui qui reste impersonnel, celui qui ne sait les palper et les saisir que du bout des antennes d’une froide curiosité. » Alors ça a l’air de nous dire enthousiasmez vous, euh... portez de l’intérêt aux choses, etc..... Et ça ne veut dire que ça. Ca va, très bien. Ca veut dire que ça. Simplement, ça donne à « ça » une profondeur que nous ne savions pas d’avance. Qu’est ce qu’il est en train de nous dire, en effet ?

Et c’est le second type de proposition que je veux retenir, donc que j’ai déjà largement esquissé. Le concept : Vision sans perspective, je disais, il nous ajoute : Vision désintéressée impersonnelle. Ca ne vaut rien si vous n’y joignez pas le grand amour. « Un grand problème implique un grand amour ».

Alors ça veut pas dire sans doute, éliminons tout de suite ce que ça peut pas vouloir dire. Ca veut pas dire : Ah bah oui le, le savant qui aime beaucoup sa petite... euh..., par exemple le spécialiste des coléoptères qui adore son coléoptère, ou bien le spécialiste de Descartes qui adore le cogito, le spécialiste de Kant qui adore... Ca doit pas vouloir dire ça. Et qui y met toute sa vie - car c’est de la question que l’on sent tout de suite pointer, c’est : Ah oui, ah oui, il faut pas de concept impersonnel et désintéressé. Non, et encore je m’exprime mal, vous voyez, c’est tellement, c’est tellement bien cette histoire.

C’est pas que les concepts soient pas impersonnels et désintéressés, ils le sont, c’est le « sans perspective ». Nietzsche nous dit pas il faut pas ça. Nietzsche nous dit si vous n’y joignez pas le grand amour, ça vaut rien.

Bon. Alors, j’essaie de dire qu’est ce que c’est que le grand amour. Le grand amour, ça ne peut être qu’un état de vie. Tout dépend la vie. Je reprends mon spécialiste des coléoptères. Il a mis toute sa vie dans...-Et encore ça peut être formidable). Il a mis toute sa vie dans - je ne peux même pas dire les coléoptères parce qu’il dirait : Mais les coléoptères c’est un monde infini, dans tel coléoptère. Et mieux peut être a t-il mit toute sa vie dans l’articulation de la patrie gauche de tel coléoptère. Peut être, bon. Est-ce que c’est ça ? Ca peut être ça. Ca peut être ça, mais évidemment le grand amour ça désigne un état de vie. Un état de vie ? Qu’est ce que ça signifie là, un état de vie ?

Un état de vie, c’est toujours relatif. Je veux dire, un état de vie c’est toujours un passage. En fait y a pas d’état de vie, y a des passages d’état à un autre. Des passages d’état à un autre. Ces passages d’état, ça peut se faire dans deux sens. Je passe à un état qui enveloppe une plus grande puissance de vie, force de vie, ou je passe à un état qui enveloppe moins de force de vie.

Tout passage, dans le sens d’augmentation ou de diminution, s’appellera un affect. Les affects sont des passages.

L’affect qui augmente une force de vie, Nietzsche en parle très souvent et lui donne un nom particulier. Il l’appelle ivresse. L’ivresse, c’est donc pas boire, c’est pas la drogue, bien que boire et la drogue puissent...on sait pas, Nietzsche y fait allusion parfois. Est-ce que ça produit de telles augmentations ou pas ? Est ce que l’on paie ces augmentations d’une diminution aussi considérable, etc.... Et tous ces problèmes ? Faudrait les voir dans chaque cas.

Mais, il l’appellera ivresse, toute intensification, tout processus d’intensification qui augmente la puissance de vie. Plus ma puissance de vie.... Alors vous voyez, je choisi pas moi, je.... Tout dépend de chacun. L’important c’est, que.... On décide, comme ça. Vaut mieux qu’une puissance de vie augmente plutôt qu’elle ne diminue. Vous me direz mais y a des cas, y a des cas c’est pas au choix. Par exemple la maladie, votre puissance de vie diminue. C’est pas du tout la question, vous comprenez ? Nietzsche est quand même assez malin, surtout lui qui avait une si petite santé. Il est pas en train de nous dire vive les costauds, il faut se rendre costaud, pas du tout. Il dit que, quelque soit votre état. Quelque soit votre état, il y a des affects qui sont des passages à une moindre puissance de vie et des affects qui sont des passages à une plus grande puissance de vie, y compris quand vous êtes mourant.

Si il arrive un jour qu’un mourant, n’est ce pas, sente, sente sur le front la moindre caresse de lumière ou de soleil qui le réconcilie avec la mort, je dis : ce fut une fantastique augmentation de puissance de vie. Si il y a un athlète dans toute la possession de ses moyens qui regarde autour de lui et jalouse chacun en disant je voudrais avoir la forme des oreilles de celui-ci, le regard intelligent de celui-là, etc.... Je dis que cet homme amer, si bien qu’aille son corps, et même au besoin si bien qu’aille son âme, ne cesse de diminuer dans sa force de vie. Peut être est-ce que vous pressentez ce que Nietzsche est en train dire.

Il s’agit pas de remplacer, surtout pas. Il ne s’agit pas de remplacer le vrai par l’utile. Parce que l’utile, ça vous donne aucune direction, il est inactif [pour moi]

Il s’agit de joindre le concept, c’est-à-dire le « sans perspective » impersonnel et désintéressé, au plus grand amour, c’est-à-dire à l’affect, en appelant affect les passages correspondants aux variations de la puissance de vie, c’est-à-dire les augmentations et diminutions de la puissance de vie.

Nous ne cessons de passer, c’est-à-dire notre puissance de vie ne cesse de varier à chaque instant. Pourquoi ? Sans doute pour une raison très simple, c’est que l’affect est un passage un rapport fondamentale avec. Ce que Comtesse appelait très bien la dernière fois la force du temps. Et que c’est ça la force du temps.

La force du temps, c’est ce qui fait augmenter ou diminuer une puissance de vie.

Bon, ajoutez un dernier point pour comprendre cette seconde sorte de textes de Nietzsche. Plus ma puissance de vie augmente, plus je suis apte à percevoir de choses. C’est vous dire à quel point c’est pas l’utile qui est un critère de tous ça, mais ça me parait très important. Plus ma puissance de vie augmente, plus je suis capable de percevoir de choses. Plus elle diminue, moins je suis capable de voir de choses. Et savoir voir, percevoir le plus de choses, quel gain fantastique.

Qu’est-ce que c’est que cette merveille ? Qu’est-ce qu’il faut dire des gens trop amers et malheureux ? Sinon d’une certaine manière, comme on dit, ils ont fait leurs malheurs, ils ont secrété leurs tristesses. Ils ne voient rien, ils ne savent pas voir. Tiens, il y a des gens qui ne savent pas voir. Oui, c’est les mêmes que ceux dont la puissance de vie ne cesse de diminuer, de décroître. Plus ma puissance de vie augmente, plus je suis apte à percevoir et à percevoir plus de choses. Qui a dit ça ? (Auditeur : Spinoza).

Spinoza n’a cessé de dire ça et c’est sur ce point que Nietzsche dira : « Je n’ai qu’un prédécesseur, c’est Spinoza. » Je n’ai qu’un prédécesseur, c’est Spinoza et tous les deux ils ont, enfin là vraiment, ils ont une petite santé, hein ? Une toute petite santé, hein ? Donc il s’agit vraiment pas de... D’être en bonne santé, c’est pas, c’est pas leur problème.

C’est augmenter sa force, sa puissance d’exister. Augmenter la puissance d’exister de telle manière que l’on soit apte et que l’on devienne apte à percevoir le plus de choses possibles.

Devenir apte à percevoir le plus de choses possibles, c’est, c’est un thème qui n’a pas cessé, qui n’a pas cessé de hanter la littérature anglaise. Et c’est pour ça on retrouve les directions de recherche que je vous proposais les autres fois.

Si je reprends trois grands écrivains de littérature américaine Herman Melville, Virginia Woolf... J’en avais un troisième, je ne l’ai plus, il a disparu. Ah ! Henri James. C’est pas par hasard que c’est le frère du philosophe. S’il y avait quelqu’un de lecture anglaise ou américaine qui voulait faire un travail original, moi je crois que ça n’a jamais été fait, ce serait euh.... Une étude comparée des deux frères, le philosophe et le romancier, euh... car euh... Font partie des idées toutes faites que Henri James est génial et que le frère est un grand débile, euh... que... Qu’il vaut ce que les manuels de philosophie en ont fait, or William James est un philosophe de génie. Les deux frères ne s’aimaient pas beaucoup mais c’est justement d’autant plus intéressant. Ils étaient quand même en rapport et la comparaison de James en tant que philosophe et de.... De William James en tant que philosophe et de Henri James en tant que romancier, à mon avis serait passionnante et je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un anglais ou un américain pour se lancer là dedans.

Mais euh...., ceci dit, ceci dit, considérer pour ceux qui connaissent un peu l’œuvre de Virginia Wolf, l’œuvre d’Herman Melville, l’œuvre d’Henri James.

On pourrait dire d’une certaine manière que c’est un inventaire, un inventaire fantastique des états et moyens de perceptions. Et que la grande leçon ou une des grandes leçons du roman anglais américain, c’est que vous ne savez pas percevoir. A mon avis c’est une des raisons pour lesquelles les anglais et les américains ont jamais cru bon de faire la division ruineuse en France de la philosophie et la littérature. C’est pas par hasard que c’est des littérateurs qui sont leurs plus grands penseurs. C’est forcé, c’est forcé.

Je m’explique un tout petit peu. Virginia Woolf, elle a une idée simple et tous ont une idée simple, y a que Bergson qu’il aura aussi chez nous. Nous ça va encore quand c’est des solides, hein ? On arrive à percevoir toujours le cube, la perspective La perspective, là, c’est une perspective simple. Les perspectives solides, c’est-à-dire les perspectives spatiales. Ca, la perception elle s’en tire. Mais.... c’est, c’est vraiment, non seulement c’est, c’est... C’est l’embryon de la perception, ce qu’on perçoit. C’est, c’est, c’est l’embryon et c’est... Bien plus ça nous empêche de percevoir ce qui compte. Alors appelez ça ce qui compte, c’est quoi ? C’est ce qui a pas de forme.

Percevoir ce qui a pas de forme, ah tiens, ça commence à être intéressant, c’est plus difficile. Qu’est ce que c’est ce qui a pas de forme ? Ba par exemple, c’est ce qui est entre deux choses, percevoir entre les choses. Ah bon, percevoir entre les choses ? Pas facile, je sais bien percevoir les choses mais percevoir entre les choses ? Puis si je commence par là, percevoir entre les choses, j’ai pas fini, hein ? Alors y a la phrase rendue célèbre par... Godard, la phrase fameuse sur Vélasquez : « Il ne peignait pas les choses, il peignait entre les choses ». Bon, qu’est ce qu’il y a à percevoir entre les choses ? Est-ce que tout a une forme ? Qu’est ce que c’est que percevoir un nuage ? Qu’est ce que c’est que percevoir ce qui ne cesse de changer de forme ?

Qu’est ce que c’est que la promenade de Mrs Dalloway dans Virginia Woolf ? Ca va être la découverte de toute une graduation des échelles, toute une échelle des modes et degrés de perception. Qu’est ce que c’est que toutes les nouvelles de Virginia Woolf sinon d’extraordinaires études perceptives ? Qu’est ce que c’est que l’art sinon ces deux aspects à la fois ? Je veux dire, l’affect et le percept, augmenter la puissance d’exister, ou la diminuer on verra, on verra, on verra... Et vous rendre apte à percevoir.

Qu’est ce que vous êtes censé apprendre avec la peinture, ce que vous ne saviez pas et ce que vous ne sauriez jamais si il y avait pas de peintre ? A savoir vous êtes censé apprendre à percevoir. Apprendre à percevoir le tableau ? Pas du tout, pas du tout. Vous êtes censé à travers un tableau apprendre à percevoir le monde. Est-ce que ça veut dire ce que représente le tableau ? Evidemment non, évidemment non. Vous êtes censé devenir apte à percevoir de plus en plus de choses. Qu’est ce que c’est que les gens qui perçoive rien ? C’est pas rien. Pour parler à leur morale ou pour parler Nietzsche, c’est en effet des gens désintéressés. Finalement, ils s’intéressent bien à quelque chose mais c’est à eux-mêmes, tout peut leur passer sous le nez, à commencer par le plus beau, le plus simple. C’est quoi ? Le plus beau, le plus simple, ça peut être un courant d’air, un vent. Les anglais, c’est des spécialistes de ça. Mais percevoir l’entre deux choses, percevoir ce qui n’a pas de forme, tout ça, qu’est ce que ça implique ? Ca implique peut être des... Alors, de singulières variations dans la puissance d’exister.

Pourquoi Mrs Dalloway dit-elle : « jamais plus je ne dirais moi je » ? C’est peut être que « moi je », bah.... Y a un drôle de lien avec les solides. Et qu’est ce que c’est que toute cette échelle d’un monde de la perception à découvrir ? Je dirais le plus bas dans le monde de la perception, c’est quoi ? Bah, vous savez, c’est pas difficile. En effet, c’est le solide parce qu’il est objet de perspective spatiale.

Et ce que nous savons percevoir, c’est les objets qui s’offrent à une perspective spatiale. Mon cube, je le saisi sous un profil, je tourne autour de lui pour saisir un autre profil ou bien je tourne pas comme disaient très bien, comme disaient les phénoménologues qui n’ont pas cessé, qui n’ont pas cessé quand ils faisaient une phénoménologie de la perception d’en rester à ce stade de la perception. Comme disait Merleau-Ponty, bah oui, « j’intentionne le cube, la totalité du cube à travers le profil qui m’est donné ».

Et puis après, et puis après. Et puis après quelle importance de dire... ? C’est le plus bas degré de la perception. Qu’est ce qui arrive si je m’aperçois que percevoir c’est pas ça ? Et c’est en même temps très simple, que percevoir c’est devenir apte à percevoir de plus en plus de choses qui d’abord n’étaient pas perçues. Bah, ce qui se passe, c’est.... C’est que je substitue de plus en plus, j’abandonne de plus en plus le monde des perspectives spatiales pour atteindre à quelque chose de tout à fait différent dont on parlait l’année dernière, à savoir, je deviens l’homme de la perspective temporelle.

C’est le temps qui agit comme perspective. Et seul le temps agit comme perspective, la vraie perspective, c’est le temps. Il n’y a pas de perspective dans l’espace ou ce sont de fausses perspectives. Seule compte la perspective ...euh...temporelle. Mais atteindre la perspective temporelle, c’est devenir apte à percevoir ce qui ne se laissait pas percevoir d’abord. Or je dis, là je reviens un peu à des choses plus raisonnables. C’est par là que les anglais et les américains ont toujours été Spinozistes et Nietzschéens même sans le savoir. Le grand texte de Spinoza, c’était déjà à la fin du livre trois, la définition générale des affects. Et dans la définition générale des affects, vous trouverez trois thèmes.

Un premier thème : La représentation ou le concept.

Un deuxième thème : Ma force d’exister ou ma puissance d’exister éminemment variable. Chaque représentation ou concept est en relation avec une variation, c’est-à-dire fait varier ma puissance d’exister. Je dirais la représentation en elle-même, c’est le concept, la représentation prise en elle-même, et considérée pour elle-même de manière désintéressée, etc.... C’est le concept.

La représentation considérée comme faisant varier ma puissance d’exister à chaque moment. Y a toujours, j’ai toujours des représentations et.... C’est l’affect. Et la représentation en tant que me rendant plus ou moins apte à percevoir un plus ou moins grand nombre de choses, c’est le percept. Le premier aspect, le concept, je dis, pas de problème. Joignons le à tous ce qu’on a vu et disons une fois de plus c’est le forme du vrai. Mais le doublet, affect et percept.

L’affect, c’est : Augmentation ou diminution de ma puissance d’exister.

Percept, c’est : Un certain état ou une certaine aptitude à percevoir plus ou moins de choses.

Ca, c’est plus la forme du vrai, c’est quoi ? C’est le domaine de la puissance. Et de la puissance, là, on retrouve la cohérence de tous ce qu’on a fait, là, aujourd’hui, la puissance comme... ? Qui vaut aussi bien comme morale ou comme éthique.

Dès lors, morale, morale, j’en ai même plus besoin, bon, disons éthique. Qu’est ce que c’est éthique ? Ca veut dire, et Spinoza l’a toujours défini comme ça, éthique ça veut dire que chacun de nous, autant qu’il est en lui, fasse en sorte que sa puissance d’exister augmente au maximum et en même temps que chacun de nous, autant qu’il est en lui, c’est-à-dire autant que (inaudible) en vertu des circonstances objectives.

Mais je veux dire ça vaut pour un mourant aussi bien, qu’on fasse plus l’objection, ça vaut pour un malade, ça vaut pour euh.... Pour chacun de nous autant qu’il est en lui s’efforce de devenir apte à percevoir le plus de choses. Je dirais que ça, c’est le domaine de la puissance. Comment définir ces deux aspects de la puissance encore une fois, affect et percept ? Et ben voilà, restons, là, nietzschéen, essayons de rester nietzschéen. Voyez bien que tous ce qu’il appelle volonté de puissance, Nietzsche, on commence à le comprendre. C’est bien la même chose que l’ivresse, c’est-à-dire l’augmentation de la puissance d’exister.

Évidemment ça ne veut pas dire conquérir le pouvoir, parce que conquérir le pouvoir ça vous donne pas une augmentation de la puissance d’exister et surtout ça vous fait pas percevoir de plus en plus de choses, au contraire, ça restreint beaucoup votre vision. Il est connu que les hommes de pouvoir ils voient strictement rien. Il faut même être singulièrement en dehors du pouvoir pour voir quelque chose.

Bon, alors... Comment définir ces deux aspects de la puissance, l’affect et le percept ? Vous comprenez ? Je suis pas en train de dire donc... Euh... A bas les concepts. C’est presque une courbe que je voudrais faire, euh dans tant d’années sur « Qu’est ce que la philosophie », je... Ca consisterait à dire... Mais y a, Il y a une intimité très spéciale du concept, de l’affect et du percept qui constitue la philosophie, euh....C’est...Bon, oui. Qu’est ce que je veux pas dire du tout ? Il faut abandonner le concept. Comme Nietzsche dans les textes que je commente, mais alors de loin, « Gai savoir » trois cent dix neuf et trois cent quarante cinq, paragraphes trois cent dix neuf et trois cent quarante cinq (...)

IL n’y a pas de bons concepts sans un grand amour. Il n’y a pas de bons concepts sans un grand amour, mais là, sans un grand amour, ça ne veut plus du tout dire - comprenez au moins on a progressé - ça ne veut plus du tout du tout dire : intéressez vous à ce que vous faites - parce que c’est la moindre des choses ça - ça veut dire que les concepts ou les pensées que vous avez, quelles qu’elles soient, d’ordre scientifique, d’ordre philosophique, n’importe quel ordre- ne soient pas sans augmenter votre puissance d’exister et sans vous faire percevoir une multiplicité d’autres choses. Alors, l’affect, je le définirais comment ? Ce qui augmente ma puissance d’exister. Nietzsche nous donnera la continuation : "c’est ce qui nous rend de plus en plus léger".

Je veux dire, comprenez parce que c’est tellement concret - Nietzsche veut nous dire des choses très simples : si vous aimez quelqu’un, si vous aimez quelqu’un, de deux choses l’une - et ce sera pas votre faute - vous en tirerez tristesse, angoisse. On a vu des, des tristesses, angoisses, au besoin, est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’elle m’aime ? Est-ce qu’elle me trompe ? Problème de la vérité : est ce qu’elle me trompe ou pas ? angoisse : dix minutes de retard, tout ça. Antonioni disait :" nous sommes malades d’Eros, nous sommes malades d’Eros". Bon, je dirais que dans ce cas-là, l’amour diminue votre puissance d’exister. Est-ce qu’il vous fait percevoir de plus en plus de choses ? Non ! du matin au soir, comme un abruti, j’exagère, mais enfin, mais ça ne vous rend, non seulement pas très intelligent, mais ça ne nous rend pas percevant, ça ne nous rend pas visionnaire.

Au contraire, même un amour dit malheureux - j’imagine, ce que je dis est nietzschéen, moi , c’est tout à fait nietzschéen, c’est, je sais pas s’il vivait tout à fait comme ça, mais c’est dur de vivre comme ça, il prétendait pas : faut, faut, faut y arriver, très difficile - un amour même malheureux, d’une certaine manière, je suppose, y aurait-il une joie d’aimer ? Aimer quelqu’un, après tout, c’est le trouver bien - je veux dire, là aussi, c’est être capable de percevoir quelque chose en lui qui n’est pas évident, c’est jamais très évident - mais on est capable de percevoir quelque chose en lui, la question c’est pas de savoir : est-ce que ça existe ou pas, vraiment ?

J’ai une perception. Qu’est-ce que ça voudrait dire, la perception ? Et bien, je perçois quelque chose, si on me dit : est-ce que ça existe vraiment ? Mais je dis : mais quoi, ça va pas la tête, vraiment ? Ça veut dire que je peux le dessiner comme on dessine la forme d’un nez. Alors on peut me dire : oui, tu, tu dis qu’elle a le nez en trompette, mais elle a au contraire le nez crochu, ça, ça on peut discuter, c’est du solide, c’est de la perspective spatiale. Mais, si un sourire, même adressé à un autre, me donne une espèce de sentiment de perfection, bon, on ne va pas vous dire : est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux ? Je dirais : " mais de quoi tu parles ? qu’est-ce que ça veut dire ? C’est pas la question".

Je dis que, un tel amour, qui me paraît pas insensé après tout, est plutôt content d’aimer, même, si soi, on n’est pas tellement aimé, c’est secondaire. C’est secondaire, non, c’est pas secondaire. Mais enfin, il n’y a pas de quoi en pleurer, tout ça, ça se retrouvera, quoi. Pas de quoi en pleurer, il n’y a pas de quoi en faire un, il n’y a pas de quoi en être malade, hein ? ça, c’est une forme d’amour qui consiste à augmenter sa puissance d’exister et du coup qui vous rend apte à percevoir de plus en plus de choses et de gens - et ça veut pas dire forcément, ça ne veut pas dire : multipliez vos amours - je veux pas dire ça du tout, et Nietzsche ne voudrait pas dire ça du tout, qu’il faut en aimer plusieurs.

Mais plus vous aimez quelqu’un, plus vous augmentez votre puissance d’exister, et plus vous devenez apte à percevoir des choses, au besoin d’une toute autre nature. Vous me direz : qu’est-ce que c’est que ce discours grotesque sur l’amour ? c’est, c’est pas grave, parce que ça pourrait être autre chose que l’amour, un affect quelconque, vous avez des affects qui diminuent votre puissance d’agir, appelons-les les affects lourds. Vous avez des affects qui augmentent votre puissance d’agir, - appelons-les des affects légers.

Nous disons que cela à affaire avec quoi ? Nous disons que cela à affaire avec ce qui est le plus, le plus profond dans la sagesse et dans la sagesse des sagesses, c’est-à-dire le rapport que vous devez avoir et entretenir avec un centre de gravité. Plus vous vous identifierez et plus vous vous localiserez dans vos propres centres de gravités, plus vous serez agiles, rapides, plus vous augmenterez votre puissance d’agir, même au prix de déséquilibres, même au prix d’un déséquilibre qu’il faudra perpétuellement compenser, tout ça - plus vous serez distant de vos centres de gravités, plus vous serez lourd.

Bon, c’est le lourd et le léger lorsque je définis l’affect par rapport au centre de gravité, et là, si je devais me réclamer d’un auteur - ce serait cette fois ci d’un allemand, du romantique allemand Kleist - si vous définissez l’affect par rapport au centre de gravité, voyez que les affects qui tendent à augmenter votre puissance d’agir, c’est les affects légers, les autres c’est les affects de lourdeur, d’où le mot de Nietzsche : "que la terre devienne la légère".

Deuxième aspect de l’Éthique : devenir apte à percevoir de plus en plus de choses. Mais, ça ne veut pas dire n’importe quoi, c’est pas additif, c’est pas percevoir de plus en plus de tables, de choses solides, on a vu que c’était passer à un autre seuil de la perception. Percevoir d’autres choses et percevoir autrement. Je l’ai dit un peu pour Virginia Woolf, je le dis pour Melville, d’autant plus que il y a un livre encore inédit sur Melville, très, très beau de Jaworski qui fait - par exemple à propos d’Herman Melville - un récensement complet des états de vision, selon Melville, de la mer par le marin, en fonction des positions du marin, c’est-à-dire là, en fonction aussi de ses rapports avec le centre de gravité, à savoir la mer vue du haut du mât, la mer vue à mi-mât, la mer vue sur le bateau, la mer vue sur une barque, etc.... Il y a, il y a toute une espèce de, toute l’œuvre selon Jaworski

[coupure de l’enregistrement]

... un centre supposé d’inertie, mais il se définit par rapport à quoi ? À un point de vue, à un centre de vue, à un centre optique, je tiens les deux sens du mot centre, je tiens les deux sens du mot centre, évidemment dans chaque cas, ces deux centres qui sont reliés, ils ne cessent pas de bouger, le centre comme étant le point de vue à partir duquel - car ce qui est important, c’est pas simplement de percevoir d’autres choses, c’est que cette perception soit une véritable nouvelle ordination, ordination des choses, il s’agit pas de les ranger comme dans une armoire, mais c’est par là que ça fait partie de la philosophie, la perception, il s’agit pas de les ranger comme dans une armoire, il s’agit de les grouper dans des séries nouvelles. Non seulement en percevoir de nouvelles, mais leur donner une ordination nouvelle.

Et, je reviens perpétuellement à l’exemple, donc ça, ça, comme ça, ça fait des regroupements. Quand je vous parlais l’année dernière, très vite, de la théorie des coniques, qu’est-ce que c’est ? On a des... Qu’est-ce que ça veut dire en géométrie la théorie du conique ? Ça veut dire une chose très simple, c’est une théorie précisément, qui va introduire, le perspectivisme en mathématiques, en géométrie. Là, on voit très bien ce que ça veut dire le perspectivisme. Vous considérez un cône et vous sectionnez ce cône d’après des sections différentes. Donc sur chaque plan de section, il y aura une figure : l’œil, sommet du point de vue, où ces figures apparaissent. Qu’est-ce que l’œil découvre en même temps, que, le cône passe par les sections ? Il découvre une série : le cercle, l’ellipse, l’hyperbole, la parabole, deux droites, un point etc.... Là, je les donne hors de tout ordre, je peux dire un point, d’un certain point de vue, je peux dire d’un certain point de vue, un point, un cercle, une ellipse, une hyperbole, une parabole, sont et ont, en commun d’être des sections coniques... Je dis : voilà un cas typique, je les ai perçus d’une nouvelle façon, je les ai perçus d’une nouvelle façon - j’ai pas découvert quelque chose qu’elles auraient en commun et que les autres n’auraient pas conçu, ça ce serait de l’ordre du concept, ce serait de l’ordre du concept, j’aurais découvert une nouvelle propriété d’une de ces figures - mais c’est pas ça, non, j’ai découvert un rapport de passage de l’une à l’autre suivant que j’oriente ma section conique, je peux passer d’une hyperbole à une parabole, je peux passer d’un cercle à une ellipse en orientant la section du cône.

Je dis ça, c’est pas de l’ordre du concept, c’est de l’ordre du percept, bien, ouf, oh, écoutez, hein, je me résume. Je me résume, oui, parce que c’est rudement compliqué tout ça. Voilà où nous en sommes : la forme du vrai, d’accord, nous l’appelons le concept, vous vous rappelez, là, je fixe du vocabulaire pour qu’on soit d’accord là-dessus, la forme du vrai, nous l’appelons le concept. J’insiste sur forme.

La puissance... nous disons que la puissance a toujours un double aspect, c’est l’affect et le percept. Nous ajoutons : de même que le monde vrai renvoie à un homme supposé véridique, le concept ne se suffit pas, mais renvoie aux deux aspects de la puissance : l’affect et le percept.

J’ajoute sous un de ces aspects, l’affect, la puissance pourra être dite - suivant le mot que proposait Comtesse l’autre fois - "la force du temps", puisqu’en effet l’affect, c’est perpétuellement le passage d’après lequel augmente et diminue ma puissance d’exister. Et c’est le temps qui nous rend lourd, exactement comme c’est le temps qui nous rend léger. Et je pourrais dire du temps qu’il est, comme la force de l’affect comme tel. Et le percept est l’autre aspect de la puissance et le percept vient redoubler ça, puisque, on le sent, c’est que le percept saisi d’un point de vue, de son point de vue perspectiviste, c’est précisément la perspective temporelle, par opposition aux simples perspectives spatiales.

La crise de la notion de vérité, c’est la confrontation du concept à ses deux corrélats : affect et percept. Et quand on se trouve devant la forme du vrai, devant le concept, il faut se demander : bon, ce concept même, cette forme du vrai : "est-ce qu’elle augmente notre puissance d’exister ou est-ce qu’au contraire c’est le plus bas degré de la puissance d’exister" ? Il faut nous demander : " est-ce qu’elle nous rend apte à percevoir de plus en plus de choses ou au contraire est-ce qu’elle pétrifie, est-ce qu’elle fige tout perspectivisme" ?

Bon, le poids, la légèreté du temps, la perception, la perception est comme renvoyant à une perspective temporelle, c’est ça le rapport du vrai et du temps... Mais, peut-être bien, il faudrait que quand même que je rende ça un peu plus clair, hein, ça va ou ça va pas, hein ? Parce que...

Une auditrice : c’est clair

Deleuze : Ça te paraît clair ? Moi, je me dis tout d’un coup, alors là, quelle bouillie...

Une auditrice : quoi, pas du tout

Deleuze : Quand c’est difficile, il faut que... moi ce à quoi je tiens, voyez, oui, j’essaie de redire, hein, pour et puis je termine parce que ça va devenir encore plus abominable. Vous voyez, je dis à la fois que le concept doit être rapporté aux affects et aux percepts, mais, mais, il y a rien de possible s’il n’y a pas le concept. Simplement ce que je pense c’est que la forme du vrai précisément doit être complètement mise en question, par quoi ? Lorsque vous mettez, lorsque vous confrontez le concept aux affects et percepts, à ce moment-là, la vérité passe par une crise fondamentale, et la force du temps, dans sa double, sous son double aspect, affect et percept devient par là même une puissance du faux. Mais une puissance du faux qui va aller où, jusqu’où ? Et bien, c’est le même, c’est Nietzsche qui pourra aussi bien mettre en question la vérité et dire que c’est une notion catastrophique, et dire tout le temps : nous, les chercheurs de vérité...

Je veux dire, en effet, il faut soumettre le vrai à la puissance du faux. Soumettre le vrai à la puissance du faux, ça veut dire le soumettre aux affects et aux percepts. Et dans quel but, pour en arriver à quoi ? Qu’est-ce que la force du temps peut nous faire faire si elle nous rend assez léger pour le faire ? Et bien, ce que je dis c’est le plus plat, c’est le plus plat, alors je le dis tout de suite que c’est, c’est mon objet cette année, mais ça pourra prendre un peu de consistance que, à mesure que j’avancerai, mais je le dis tout de suite par souci de clarté, c’est tout simple, ce que la puissance du faux peut nous faire, si on arrive au plus haut degré de la puissance du faux, c’est faire de la vérité quelque chose à créer, et l’idée de créer la vérité, de créer de la vérité... mais créer quelque chose qui soit à peu près dans de la vérité, créer de la vérité c’est une idée très, très, bizarre, je veux dire si on me demande la grande différence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne, pour moi c’est uniquement ça.

La philosophie ancienne c’est une philosophie pour laquelle la vérité préexiste et doit (être créée, c’est à dire il y a une forme du vrai...) et pardon, qu’est-ce que je dis ? - et doit être découverte, c’est à dire il y a une forme du vrai.

J’appelle philosophie moderne, une philosophie pour qui au contraire, la vérité doit être créée, constituée, pas découverte, créée ! La création d’un "quelque chose de vrai" et la création de vrai, c’est quoi ? C’est la création d’un "quelque chose de nouveau", c’est strictement identique. De même que la découverte du vrai pour la philosophie antique c’est la découverte de l’éternel, la création du vrai pour la philosophie moderne, c’est l’émergence d’une nouveauté.

D’où dans les philosophies importantes, les philosophes très importants de ce qu’on appelle l’age moderne, c’est des philosophes comme Bergson, Whitehead, Sartre, qui n’ont jamais cessé de mettre la philosophie sous le signe : à quelle condition est possible la création, la constitution de quelque chose de nouveau ? Et, ça c’est la question anti-platonicienne par excellence, si j’ose dire, c’est-à-dire, c’est la question qui s’oppose à celle de la philosophie antique. Et, Whitehead, Whitehead par exemple, crée - auteur qui est trop peu connu en France, parce que les Français ils aiment jamais les Anglais - mais c’est vrai réciproquement (rires). Whitehead, qui est un des plus grands génies du vingtième siècle, a fait toute une philosophie des choses qu’il appelle lui-même "la créative"... la creativeness. Il invente toutes sortes de catégories fondées sur la question : "comment est possible l’émergence dans le monde de quelque chose de nouveau" ? Ça, c’est la question philosophique, dite moderne, pas du tout que les Grecs soient dépassés, mais ils posaient pas cette question. Il va de soi que dès lors les rapports entre la science et la philosophie, etc.... aussi bien au niveau de l’évolutionnisme, au début du dix-neuvième siècle s’expliquent très bien, c’est vraiment la fascination qu’à la philosophie sur ce petit problème.

Mais qu’est-ce que c’est que créer de la vérité ? Créer la vérité, c’est constituer, c’est faire émerger quelque chose qui soit nouveau dans le monde. Bon. Alors, bon, mais bien, qu’est-ce que je voulais dire, et ben c’est ça, quand je dis : "a la forme du vrai", voyez, tout de suite mon schéma, c’est que pour vous vous y retrouviez, tellement, je suis embêté de dire peut-être des choses trop obscures là.

Quand je dis : la crise de la vérité est liée au temps, ça veut dire la forme du vrai doit être, si vous voulez, confrontée et disparaître dans la puissance du faux. La puissance du faux a ces deux aspects : l’affect et le percept. Mais soyez heureux, ne perdez pas courage, car la puissance du faux, élevée à, sa dernière puissance vous redonnera le vrai. Evidemment c’est un peu décevant, (rires dans la salle) j’y peux rien, vous redonnera le vrai, mais sous une forme absolument nouvelle, c’est-à-dire non pas sous la forme d’une pensée de l’éternel ou d’une forme du vrai, mais sous la forme, d’une forme organique du vrai, mais sous une forme tout à fait différente, la création d’un quelque chose de nouveau, quel qu’il soit.

Alors à plus forte raison, c’est là que Nietzsche peut dire comme ça, pour un nouveau si petit soit-il, il faut le grand amour. Je vais vous dire, j’ai une vague honte de moi, mais enfin, ça ne fait rien, aujourd’hui je n’en peux plus. La prochaine fois, il faut que je que je reprenne ça beaucoup plus scolairement, je ne le reprendrai pas, mais je vais me flanquer dans Platon, (dans la salle on entend "la vache") ce sera un peu ma punition. Ah si, ah si, ça, c’est, c’est... l’heure est venue, il faut Platon, il faut, je sens que Platon vous manque, merci.